Le laminage du droit de propriété des éleveurs industriels par l'article 10 de la CEDH
- Jean-Pierre Marguénaud
Agrégé de Droit privé et de Sciences criminelles
Université de Montpellier
Membre de l'Institut de Droit Européen des Droits de l'Homme (IDEDH)
Les progrès du droit animalier sont si spectaculaires que les lois et les règlements ou les décisions de justice qui les accélèrent méritent de plus en plus souvent d'être abordés à plusieurs reprises et sous plusieurs points de vue dans les colonnes de la RSDA. On se souvient par exemple que l'arrêt Delgado rendu par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation le 9 décembre 2015 pour proclamer qu'un animal de compagnie est un être vivant unique et irremplaçable a été ausculté à la fois par Kiteri Garcia du point de vue des contrats spéciaux (RSDA n°1/2015. 55) et par Fabien Marchadier au titre du droit des personnes et de la famille (RSDA n° 2/2015. 35) ; que l'arrêt de la CJUE sur l'abattage rituel Centraal Israëlisch Consistori van België du 17 décembre 2020 a tout autant intéressé Christophe Maubernard dans la chronique de droits européens (RSDA n° 2/2020. 131) que Mustapha Afroukh dans celle de droits religieux (RSDA n°2/2020. 231), ou plus récemment, que la loi dite Dombreval du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et à conforter le lien entre les animaux et les hommes a été dûment analysée dans la chronique d'actualité législative par Matthias Martin (RSDA n°2/2021. 247) et radiographiée dans la sélection du semestre (RSDA n° 2/2021. 17). Le même traitement mérite d'être réservé à l'arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 8 février 2023 dont l'importance pour l'avenir du droit associatif animalier sera soulignée plus loin par Jérôme Verlhac et qui sera placé en première ligne dans la présente sélection du semestre. Il mérite d'autant plus sûrement d'y figurer qu'il fait directement écho à une récente sélection intitulée ''Les militants de l'association L214 devant le tribunal correctionnel'' (RSDA n° 1/2017. 15) où il était soutenu que les activistes de cette célèbre organisation qui, sans violence contre les personnes physiques mais par ruse ou par effraction s'introduisent dans les locaux d'élevage pour y filmer des preuves irréfutables des violences insoutenables perpétrées contre des êtres vivants doués de sensibilité, étaient sur la bonne voie qui ne pouvait être qu'européenne. L'arrêt du 8 février 2023 (n°22-10. 542) apporte, en effet, à l'association L 214 une victoire éclatante qui vérifie de manière spectaculaire que la voie européenne est bien la bonne pour justifier ses méthodes intrusives. Il montre aussi qu'il n'est point besoin d'aller jusque devant la Cour de Strasbourg pour faire éclater la vérité européenne puisque il ne fait désormais plus de doute pour la Haute juridiction judiciaire française que, en matière d'application de la Convention européenne des droits de l'homme, le premier juge européen est le juge national.
En l'espèce, l'association L214 avait mis en ligne sur son site internet et les réseaux sociaux un film tourné après s'être introduite sans autorisation dans les bâtiments d'un élevage de lapins exploité par une société civile d'exploitation agricole. Invoquant une atteinte à son droit de propriété, une violation de domicile, une atteinte à la réglementation sanitaire en matière d'élevage et un trouble manifestement illicite, la société cuniculicultrice avait assigné en référé l'association de protection animale afin d'obtenir le retrait du film litigieux, l'interdiction de son utilisation sous astreinte, la publication de la décision à intervenir et une provision à valoir sur la réparation de son préjudice. Or, par un arrêt du 30 septembre 2020, qu'un représentant de la FNSEA n'aurait pas autrement rédigé, la Cour d'appel de Rennes, s'inscrivant dans une logique de propriétaire indigné d'une atteinte effrontée à ses prérogatives souveraines adoptée par l'éleveuse de lapins, lui avait accordé sans chipoter tout ce qu'elle demandait.
S'étant pourvue en cassation, l'association L 214 avait fait valoir deux moyens. L'un reprochait à l'arrêt rennais attaqué d'avoir abordé la question sur le terrain du trouble manifestement illicite au droit de propriété alors qu'il eût fallu la poser au regard de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 relatif aux abus de la liberté d'expression par diffamation ou injure. La première chambre civile de la Cour de cassation a estimé que ce moyen s'appuyant sur le droit national manquait en fait. Heureusement le second moyen reprochait à la Cour de Rennes de n'avoir pas apprécié si l'atteinte à un droit conventionnellement garanti, le droit au respect des biens consacré par l'article 1er du Protocole n° 1, n'était pas justifié par l'exercice d'un droit fondamental de même valeur, à savoir le droit à la liberté d'expression reconnu par l'article 10 de la CEDH. C'était la voie royale puisque la Cour de cassation a cassé l'arrêt des juges du fond au cinglant motif qu'il n'avaient pas procédé à la mise en balance des intérêts en présence qui s'impose en cas de conflit entre deux droits conventionnellement garantis. Ce repêchage retentissant du droit à la liberté d'expression des protecteurs des animaux correspond en réalité à un laminage du droit de propriété des éleveurs industriels qui, dans ce genre de litiges portant sur les stratagèmes déployés pour dénoncer l'horreur de l'élevage concentrationnaire, prévalait imparablement de manière pratiquement automatique. Cette avancée réalisée grâce à une transposition méthodique de la jurisprudence et du raisonnement de la Cour européenne des droits de l'homme peut être qualifiée d'historique. Il faudra consacrer une Ière partie à l'aspect méthodique et une seconde au caractère historique.
I. Un exemple d'assimilation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
Ce qui frappe d'emblée c'est le foisonnement des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme qui sont mobilisés par la première chambre civile de la Cour de cassation au soutien de son raisonnement. On peut, en effet, en compter six concentrés sur une dizaine de lignes qui sont au cœur de l'arrêt. Une telle densité montre que le stade du dialogue des juges est allègrement dépassé : c'est une chorale de juges qui se fait entendre désormais. Le plus spectaculaire reste encore à signaler. C'est que sur les six arrêts de référence, aucun n'a été rendu contre la France. Il s'agit là d'une consolidation éclatante de l'autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme reconnue par les arrêts de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 15 avril 2011 (Cf. J-P Marguénaud RTDCiv. 2011. 725) qui, se reportant aux arrêts Salduz du 27 novembre 2008 et Dayanan du 15 octobre 2009 rendus contre la Turquie en matière de garde à vue, ont proclamé que les États qui, comme la France, sont adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales'' sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme sans attendre d'être attaqués devant elle ni d'avoir modifié leur législation''. La première vague de données jurisprudentielles européennes sert à fixer le cadre des conflits de droits conventionnellement protégés (A) ; la seconde à aiguiser les armes dont dispose le droit à la liberté d'expression lorsqu'il est invoqué au soutien de la défense de la cause animale dans un conflit avec le droit de propriété (B).
A. La mise en conflit de deux droits conventionnellement protégés
En somme, la Cour d'appel de Rennes s'était prononcée comme s'il allait de soi que le droit de propriété des éleveurs industriels de lapins n'avait pas à s'abaisser pour livrer bataille contre le droit à la liberté d'expression des militants de la cause animale qui avaient eu l'audace de venir voir ce qui se passait dans leurs établissements. C'est cette approche unilatérale qui a été prioritairement dénoncée par la première chambre civile de la Cour de cassation ; laquelle a estimé que la confrontation devait avoir lieu puisque, à l'instar du droit de propriété devenu droit au respect des biens au regard de l'article 1er du Protocole n° 1, le droit à la liberté d'expression, qui vaut pour toute personne, y compris une association, et qui comprend notamment la liberté de communiquer des informations ou des idées, est lui aussi un droit conventionnellement protégé. Il est important de souligner que la Cour de cassation n'affirme pas que le droit à la liberté d'expression des défenseurs de la cause animale devra systématiquement l'emporter dans tous les cas où, jusqu'alors, la victoire revenait sans combattre au droit de propriété des éleveurs : elle considère seulement, mais c'est essentiel, qu'il mérite d'être admis à livrer bataille. Pour opérer ce changement de cap déterminant, la Cour de cassation s'appuie sur deux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, à savoir l'arrêt de chambre Beyeler c/ Italie du 5 janvier 2000 (n° 33202/96) et l'arrêt de Grande chambre du 6 juillet 2014 Alisic et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l'ex-République yougoslave de Macédoine (n° 60642/08) suivant lesquels le juge national doit toujours procéder à une mise en balance des intérêts en présence afin de rechercher un équilibre entre les droits conventionnellement protégés en concours et, le cas échéant, privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime.
Parfaitement mise en lumière dans la thèse de Peggy Ducoulombier sur ''Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour EDH'' (Bruylant 2011), cette méthode de résolution renvoyant à une mise en balance contextualisée plutôt qu'à un classement hiérarchique des droits en présence, avait déjà été adoptée par la première chambre civile de la Cour de cassation par des arrêts du 21 mars 2018 (n°16-28. 741) et du 10 octobre 2019 (n°18-21. 871). Cependant ces arrêts précurseurs qui ne se référaient chacun qu'à une seule décision de la Cour européenne des droits de l'homme, se rapportaient au conflit entre le droit à la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée comprenant le droit à l'image. L'arrêt du 8 février 2023 a donc le mérite d'imposer la confrontation entre le droit de propriété et le droit à la liberté d'expression spécialement exercé par des défenseurs de la cause animale. Encore convenait-il, du point de vue du droit animalier, de connaître les forces du combattant admis à se battre contre le sacro-saint droit de propriété.
B. La vigueur du droit à la liberté d'expression invoqué au soutien de la défense de la cause animale
Dans le premier numéro de la RSDA, la sélection du semestre avait été consacrée à une présentation de la victoire, historique pour la liberté d'expression des défenseurs des animaux, obtenue grâce à l'arrêt de Grande chambre Verein Gegen Tierfabriken Schweiz c/ Suisse du 30 juin 2009 (RSDA n° 1/2009. 21). Il s'agissait bien, en effet, d'un arrêt fondateur d'un droit animalier concret et effectif puisque, 15 ans plus tard, c'est à lui et à l'arrêt de Grande chambre du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni (n° 48876/08 ) que la première chambre civile se reporte directement pour asseoir la règle suivant laquelle ''les restrictions à la liberté d'expression doivent répondre à un besoin social impérieux, en particulier lorsqu'elles concernent un sujet d'intérêt général, tel que la protection des animaux ''. Il faudra donc s'habituer à cette idée qui, il y a vingt ans, atteignait les sommets de l'incongruité juridique : la protection des animaux est un sujet d'intérêt général. Par conséquent la liberté d'expression de celles et ceux qui s'en emparent ne peut être restreinte que de manière exceptionnelle. Cela ne revient pas à dire qu'elle est illimitée. La première chambre civile, invoquant l'arrêt de Grande chambre du 10 décembre 2007 Stoll c/ Suisse (qu'une faute d'inattention a curieusement transformé en Atoll c/ Suisse) a en effet pris soin de rappeler aux défenseurs de la cause animale que lorsqu'ils entendent se prévaloir de la liberté d'expression au soutien de la défense de la cause animale, ils doivent, comme les journalistes, observer un comportement responsable et, partant, respecter la loi. C'est alors qu'apparaît le point clé de l'arrêt du 8 février 2023 qui est arrimé à l' arrêt de Grande chambre du 20 octobre 2015, Pentikäinen c/ Finlande (n° 11882/10) : une violation de la loi, telle que celle qui, en l'espèce, avait été commise par l'association L 214 en s'introduisant sans autorisation dans les locaux d'élevage de lapins, constitue certes un motif pertinent dans l'appréciation de la légitimité d'une restriction à la liberté d'expression, mais elle ne suffit pas, en soi, à la justifier, le juge national devant toujours procéder à la mise en balance des intérêts en présence. Si l'arrêt de la Cour de Rennes a été cassé, c'est parce qu'il n'avait pas procédé à cette mise en balance. Il ne faut donc pas faire naître de faux espoirs, en affirmant que le droit à la liberté d'expression des militants et des associations de défense de la cause animale a prévalu sur le droit de propriété des éleveurs industriels et qu'elle prévaudra toujours dans des cas similaires. Si la mise en balance avait été opérée en l'espèce et quand elle le sera à l'avenir dans d'autres, nul ne peut préjuger de son résultat et il est à prévoir que, en fonction du contexte de chaque expédition de tournage de vidéos ou de prise de photographies, le droit de propriété des éleveurs triomphera encore quelquefois. En tout cas il est désormais acquis au regard des principes européens les mieux affirmés, que le droit à la liberté d'expression ne partira plus battu d'avance, quand bien même les défenseurs de la cause animale qui le revendiquent l'auraient-ils exercé en sautant par-dessus les barrières de la légalité. C'est par là que l'arrêt de la première chambre civile du 8 février 2023 présente un intérêt hors du commun.
II. Une avancée historique pour le droit animalier
Grâce à l'association L 214 qui manie la ruse et l'argumentation juridique plutôt que la violence, l'arrêt de la première chambre civile du 8 février 2023 pourrait devenir historique car il a, plus ou moins délibérément, pratiqué l'art des contrastes : il constitue aussi bien un revers pour les propriétaires d'élevages industriels qu'une leçon pour les extrémistes de la défense de la cause animale.
A. Un revers pour les propriétaires d'élevages industriels
Comme la brillamment démontré Lucille Boisseau-Sowinski (« La désappropriation de l'animal » Pulim 2013), les éleveurs, industriels ou non, ne sont plus véritablement propriétaires des animaux, êtres vivants doués de sensibilité protégés pour eux-mêmes contre les mauvais traitements et les actes de cruauté. Même si la seconde phrase de l'article 515-14 du Code civil les soumet encore par défaut et par le jeu d'une fiction juridique au régime des biens, les prérogatives qu'ils exercent sur eux ne sont plus exactement celles d'un propriétaire (Cf L. Boisseau-Sowinski op. cit. pp 299 sq. qui considère que les animaux d'utilité économique relèvent d'un droit spécifique baptisé « droit d'absumération ». Étant donné que le sujet d'intérêt général que constitue la protection des animaux renvoie nécessairement à la sensibilité individuelle de chaque animal entravé ou enfermé dans un établissement d'élevage, l'arrêt de la première chambre civile du 8 février 2023 confirme que nul ne peut plus se placer à l’abri des regards indiscrets pour soumettre les animaux d’élevage aux prérogatives absolues attachées d’ordinaire au droit de propriété. Seulement, la propriété dont il accélère le laminage n’est pas uniquement celle des animaux : c’est d’abord et surtout celle des bâtiments et des installations dans lesquels ils sont élevés suivant des méthodes qui interrogent l'intérêt général. Il s'agit de biens immeubles hérissés de défenses matérielles et juridiques. Ce sont ces dernières, dressées notamment par l'article 322-3 5° du Code pénal au titre de la lutte contre les destructions, dégradations et détériorations ne présentant pas de danger pour les personnes et par l'article 226-4 du Code pénal qui réprime la violation de domicile entendu par la jurisprudence comme le lieu où l'intéressé a le droit de se dire chez lui quel que soit le titre juridique de son occupation et l'affectation donnée aux locaux, qui ont le plus mal supporté l'épreuve européenne organisée par l'arrêt du 8 février 2023. Certes, l'arrêt se prononçant sur une décision rendue en référé, organise-t-il son dispositif au regard de l'absence de caractère manifestement illicite du trouble invoqué pour justifier les mesures accordées par les juges du fond. Il n'en remarque pas moins que l'illicéité du comportement attentatoire au droit de propriété adopté par l'association L 214 ne suffisait pas à justifier une atteinte à son droit à la liberté d'expression. Face aux exigences d'un débat actualisé sur un sujet d'intérêt général tel que la protection des animaux, même les défenses répressives de la propriété et du domicile où se cachent les réalités de la condition matérielle des animaux d'élevage, doivent parfois céder. Le droit à la liberté d'expression sur des sujets d'intérêt général opérerait donc comme une sorte de fait justificatif qui n'est pas sans rappeler celui qui a récemment émergé dans la jurisprudence européenne en faveur des lanceurs d'alerte (sur ce rapprochement V. le commentaire, à paraître dans le n° 3/2023 de la Revue de Science Criminelle, de l'arrêt de Grande chambre Halet c/ Luxembourg du 14 février 2023 par Damien Roets).
Dans ces conditions, on en viendrait presque à affirmer que, depuis l'arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 8 février 2023, celui qui utilise des bâtiments destinés à l'élevage industriel n' y est plus vraiment chez lui. Cela ne signifie pas, il faut y insister, que tous les défenseurs de la cause animale pourront toujours aller y patrouiller à leur guise en toute impunité, mais au moins ne seront-ils plus systématiquement dans leur tort quand ils s'y seront astucieusement introduits pour y recueillir des données filmées ou photographiées utiles pour nourrir le débat sur un sujet d'intérêt général. Les éleveurs ne seront d'ailleurs pas les seuls à être privés de la protection douillette et systématique du domicile et de la propriété des établissements où des animaux sont retenus. Les expérimentateurs devaient avoir les mêmes raisons de s'inquiéter de la jurisprudence du 8 février 2023. Les chasseurs, qui souvent en appellent au respect de leur droit de propriété pour repousser les contestations de leur activité sportive, devraient également s'en méfier. Dans la mesure où la protection des animaux sauvages dont ils font leurs proies est aussi un sujet d'intérêt général, le droit à liberté d'expression dont relèvent les sabotages de partie de chasse depuis les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme Steel c/ Royaume-Uni du 23 septembre 1998 (n°67/1997/851/1058 ) et Hashman et Harrup c/ Royaume-Uni du 25 novembre 1999 (n° 25594/94), pourrait au nom de la même exigence de recherche d'un équilibre entre deux droits conventionnellement garantis, sortir vainqueur en fonction du contexte propre à chaque affaire, quand bien même aurait-il été exercé en violation de la contravention d'obstruction à un acte de chasse instituée par le décret n° 2010-603 du 4 juin 2010. Dans la mesure où les balles ont une fâcheuse tendance à ne pas interrompre leur course quand elles arrivent aux limites des propriétés privées d'où elles ont été tirées, l'exigence de recherche d'un juste équilibre entre deux droits conventionnellement protégés, posée par l'arrêt du 8 février 2023 pourraient vite faire entrer en concurrence d'autres droits fondamentaux avec le droit de propriété des chasseurs : le droit de circuler librement sur le territoire d'un État garanti par l'article 2 du Protocole n°4 qui doit au moins permettre de circuler paisiblement sur les chemins ruraux sans craindre à tout instant d'y croiser un projectile, voire le droit d'accès à la nature dont les contours ont été déjà esquissés par les arrêts de Grande chambre Depalle et Brosset- Triboulet c/ France du 20 mars 2010 (n°34044/02).
D'autres acteurs plus inattendus pourraient également tirer des enseignements utiles de l'arrêt du 8 février 2023.
B. Une leçon pour les défenseurs extrémistes de la cause animale
Comme chacun le sait, des défenseurs sincères de la cause animale sont trop indignés et trop exaspérés pour attendre et même pour envisager que le moindre progrès puisse venir du droit. Pour eux, il ne faut compter que sur des actions violentes ou en tout cas virulentes de libération des animaux qui souffrent le plus dans les élevages, les laboratoires, les bétaillères ou ailleurs et de démantèlement des structures qui contribuent à leur exploitation. Il faut croire que de telles actions font un bien immense à celles et ceux qui les entreprennent. Il n'est pas certain, en revanche, qu'elles servent durablement et efficacement la cause des animaux qui les inspirent. Elles peuvent même générer des contrecoups législatifs ou réglementaires si désastreux que l'on en viendrait à se demander si leurs plus farouches adversaires ne vivent pas dans l'espoir rarement déçu qu'elles et ils leur en offrent de nouvelles pour enrichir leur argumentaire.
L'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 8 février 2023 qui fait plier le droit de propriété des éleveurs face au droit de livrer des informations sur le sujet d'intérêt général que constitue la protection des animaux, devrait les conduire à faire évoluer leur position : oui, décidément, grâce au droit en général et au droit animalier en particulier, on peut avec un peu de patience et surtout un rigoureux apprentissage de la technique juridique, obtenir des choses, peut-être même de grandes choses efficaces dont les conséquences s'inscriront dans la durée. Si l'on s'en tient aux victoires éclatantes obtenues devant les tribunaux par les acteurs de la protection animale, celle que vient de remporter l'association L 214 n'est d'ailleurs pas la première. Elle ne fait que s'ajouter aux succès spectaculaires déjà remportés notamment par l'OABA qui a fait établir le 26 février 2019 l'incompatibilité entre l'abattage rituel sans étourdissement préalable et l'attribution du label bio par la CJUE (Cf F. Marchadier RSDA n°2/2018. 466) ou One Voice et LPO qui à partir de l'arrêt de la CJUE du 17 mars 2021 (Cf. E. Chevalier RSDA n° 1/2021. 140 ) et jusqu'au récent arrêt du Conseil d'État du 24 mai 2023 ont pratiquement réussi à faire éradiquer les chasses traditionnelles en France.
N'en déplaise à quelques-uns, il y a des semestres où se sent emporté par l'envie irrésistible de faire scander ''Vive le droit animalier'' !...