La personnalité juridique des animaux en France : une lumière calédonienne
- Jean-Pierre Marguénaud
Agrégé de Droit privé et de Sciences criminelles
Université de Montpellier
Membre de l'Institut de Droit Européen des Droits de l'Homme (IDEDH)
Dans le numéro 2/2017 (p. 15) de la Revue semestrielle de droit animalier, un article intitulé « La personnalité juridique des animaux en France. Une lueur calédonienne » avait montré comment, de la plus surprenante des manières, la personnalité juridique de l'animal avait commencé à se faufiler en droit positif français grâce au Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté créé par une Délibération 2016-13 API du 6 avril 2016 (JONC du 23 juin 2016, p. 5936) dont l'article 110-3 avait eu l'audace d'énoncer, on ne se lasse pas de le rappeler, que, « afin de tenir compte de [la] conception de la vie et de l’organisation sociale kanak, certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires en vigueur ».
Il ne s'agissait cependant que d'une lueur qui vivoterait tant qu'aucun élément de la Nature n'aurait été concrètement engagé sur la voie prometteuse qui venait d'être ouverte et qui pouvait même perdre toute pertinence française si la Nouvelle-Calédonie, dont les Îles Loyauté constituent une des trois Provinces, accédaient à l'indépendance. Or, une demi-douzaine d'années plus tard, la Nouvelle-Calédonie est toujours une collectivité sui generis française en fonction des résultats, il est vrai fortement contestés, des trois référendums organisés le 4 novembre 2018, le 4 octobre 2020 et le 21 décembre 2021, et la lueur est devenue lumière.
En effet, grâce à une Délibération n° 2023-28/API du 29 juin 2023 (JONC du 18 juillet 2023, p. 14809), le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté a été enrichi de plusieurs articles aux termes desquels les requins et les tortues marines sont des entités naturelles sujets de droit à qui des droits fondamentaux sont reconnus et qui n'ont pas de devoirs. Ainsi, en France, sous la dénomination d'entité naturelle sujet de droit, vient donc d'apparaître, d'abord au bénéfice de deux espèces d'animaux sauvages, une nouvelle catégorie de sujets de droit, un siècle et quelques années après la publication à la Revue trimestrielle de droit civil de 1909 (p. 611) de l'article fondateur que René Demogue a consacré à la notion. Il faudra donc commencer par une présentation de la nouvelle venue avant d'essayer d'apprécier son importance dans le débat sur la personnalité juridique des animaux.
I. Présentation de l'entité juridique naturelle sujet de droit du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté
Avant de présenter le sujet de droit inédit dans le paysage juridique français, et pour refréner un peu l'enthousiasme que l'annonce de son arrivée pourrait soulever, il convient de signaler qu'il a peut-être déjà du plomb dans l'aile. En effet, dans un entretien publié dans le Journal Le Monde les 10-11 septembre 2023, le Ministre de l'Intérieur et des Outre-Mer s'est interrogé sur la pertinence de trois codes de l'environnement en Nouvelle-Calédonie (Cf. Caroline Marie et l'interview de Carine David https://la1ere.francetvinfo.fr/gerald-darmanin-s-interroge-sur-la-pertinence-de-trois-codes-de-l-environnement-en-nouvelle-caledonie-1428080.html 13 septembre 2023) et nul ne saurait prédire si les entités naturelles sujets de droit survivraient dans un Code de l'environnement néo-calédonien unifié. En attendant d'en savoir plus, et puisque le pire n'est jamais sûr, il y a lieu de présenter l'avancée majeure réalisée le 29 juin 2023 en distinguant le cadre général de la reconnaissance des entités naturelles sujets de droit (A) et la reconnaissance pionnière de cette qualité aux requins et aux tortues marines (A).
A. Le cadre général de la reconnaissance des entités naturelles sujets de droit
Une section entière du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté est consacrée aux entités naturelles sujets de droit et une sous-section contient des dispositions communes à toutes.
C'est l'article 242-16 alinéa 1er, se reportant au principe unitaire de vie édicté par l'article 110-3, qui, afin de tenir compte de la valeur coutumière dans la nature kanak, prévoit la reconnaissance de la qualité d'entité naturelle sujet de droit à laquelle sont éligibles, si l'on peut se permettre cette tournure galvaudée, les éléments de la nature qui font l'objet d'une énumération un peu maladroite. Il s'agit des espèces vivantes, qui comprennent à l'évidence des espèces animales et les sites naturels énumérés par l'article 242-17, lequel après avoir expressément attribué la nouvelle qualification novatrice aux requins et aux tortues marines s'en tient à affirmer qu'ils pourront être rejoints par d'autres éléments du vivant sans dire lesquels, ainsi que par des sites et monuments naturels sans préciser la différence entre les deux sous-catégories ni en donner d'exemples. Outre cette imprécision, on peut relever une certaine contradiction entre la formulation de l'article 242-16 suivant laquelle les éléments de la nature se voient reconnaître la qualité d'entité naturelle sujet de droit et celle de l'article 242-17 qui indique seulement que les autres éléments du vivant et les sites et monuments naturels pourront être reconnus comme entités naturelles sujets de droit suivant une procédure dûment indiquée.
L'alinéa 2 de l'article 242-16 énonce de manière beaucoup plus claire deux dispositions communes essentielles : des droits fondamentaux sont reconnus aux entités naturelles revêtues de la qualité de sujets ; elles n'ont pas de devoirs.
De la première affirmation lapidaire on peut déduire que la dénomination exacte devrait être « entité naturelle sujet de droits fondamentaux » ; que la thèse suivant laquelle les êtres humains n'ont pas l'exclusivité des droits fondamentaux (V. particulièrement R. Pierre, « Les droits fondamentaux des personnes morales de droit privé », Éditions universitaires européennes, Sarrebruck, 2011) est consolidée et qu'il y aurait désormais une différence inattendue entre les êtres humains titulaires de droits fondamentaux et de droits qui ne le sont pas et les entités naturelles qui, à première vue, n'auraient que des droits fondamentaux. De la seconde affirmation découle une différence, très attendue cette fois, entre les entités naturelles et les personnes humaines. Elle est si essentielle qu'elle est développée par l'alinéa 3 de l'article 242-16 où il est précisé que ni les entités naturelles sujets de droit, ni leur porte-parole, ni la Province des îles Loyauté ne peuvent être tenus responsables d’éventuels dommages qu’elles pourraient causer. Ainsi le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté vient-il, à l'égard des entités naturelles au premier rang desquelles figurent deux espèces d'animaux, de balayer expressément l'obstacle souvent avancé (particulièrement par Gwendoline Lardeux in « Humanité, personnalité, humanité », RTDCiv. 2021, p. 589) pour s'opposer à toute forme de reconnaissance de personnalité juridique de l'animal qui tiendrait à l'impossibilité d'être sujet de droit si l'on n'est pas symétriquement tenu de devoirs et d'obligations.
L'article 242-16 consacre son quatrième et dernier alinéa à résoudre la question la plus difficile sur laquelle viennent souvent buter les tentatives de reconnaissance de la qualité de sujet de droits à d'autres entités que les êtres humains : la représentation. Ainsi est-il précisé que l'intérêt à agir dont dispose chaque entité naturelle est exercé en son nom par le Président de la province des îles Loyauté, par un ou plusieurs porte-paroles, par les associations agréées pour la protection de l’environnement et les groupements particuliers de droit local à vocation environnementale. Il faut souligner l'attention particulière qui a été accordée à la désignation et au rôle des porte-paroles qui commencent à ressembler aux traducteurs du monde naturel dont nous avons une compréhension limitée du langage que Marie-Angèle Hermitte, au nom de l'égalité des armes, appelle de ses vœux (Cf. son article intitulé « Quel type de personnalité juridique pour les entités naturelles ? », in Droits des êtres humains et droits des autres entités : une nouvelle frontière ?, direction Claire Vial et J-P Marguénaud, Mare & Martin, 2021, p. 123). C'est surtout par leurs modalités de désignation, établies par l'article 242-20, que les porte-paroles peuvent apparaître comme des traducteurs puisque, pour moitié, ils sont nommés pour deux ans renouvelables sur proposition des conseils d'aire coutumiers. Quant à leurs attributions, elles sont définies d'abord par l'article 242-21 qui prévoit qu'ils « sont obligatoirement consultés pour toute décision concernant l’entité naturelle sujet de droit qu’ils représentent et sont informés de toute atteinte portée à l’intégrité de celle-ci. Ils participent à l’élaboration d’éventuels plans de gestion de l’entité naturelle. Ils peuvent s’autosaisir de toute question relative à l’espèce ou site naturel sujet de droit dont ils sont porte-paroles et proposer collectivement ou individuellement toute action ou projet de réglementation en sa faveur » ; ensuite par l'article 242-22 suivant lequel « les porte-paroles sont chargés de défendre les intérêts de l’espèce ou du site naturel qu’ils représentent, de solliciter le président de l’assemblée de province aux fins :
- de l’exercice de ses pouvoirs de police pour toute atteinte aux droits et à l’intégrité de l’espèce ou du site naturel portée à leur connaissance ;
- de saisir la justice le cas échéant, de se prononcer préalablement à l’instruction de toute demande de dérogation.
Les décisions sont prises par consensus par les porte-paroles ».
Cet article laisse planer quelques ambiguïtés. Une décision prise par consensus est-elle une décision prise à l'unanimité ? Si tel devait être le cas, il eût été quand même plus simple de le dire franchement. Le plus déroutant vient de ce que les porte-paroles sont chargés de solliciter le président de l'assemblée de province aux fins de saisir la justice le cas échéant. Faut-il comprendre qu'ils ne font qu'attirer l'attention du président de l'assemblée pour le persuader de la nécessité de saisir la justice qu'ils ne peuvent pas saisir directement ? Ce seraient donc, en contradiction avec l'article 242-16 qui leur permet d'exercer au nom de l'entité naturelle l'intérêt à agir dont elle dispose, des représentants... qui ne représenteraient pas devant les tribunaux. Peut-être ne s'agit-il là que de petites fautes d'inattention que la pratique corrigera à la première occasion.
Il existe une ambiguïté beaucoup plus significative et particulièrement féconde tenant à l'énumération par l'article 242-18 des droits fondamentaux dont bénéficient les entités naturelles sujets de droit déjà reconnues ou qui le seront. On s'aperçoit, en effet, que les espèces vivantes et les sites naturels dont la liste des droits fondamentaux figure dans un I, ont, comme les écosystèmes et à nouveau les sites naturels auxquels est destiné le II, des droits à dimension collective tels que le droit à un environnement naturel équilibré, non pollué et non contaminé par les activités humaines et le droit à la restauration de leur habitat dégradé, mais aussi et peut-être surtout des droits à dimension individuelle à savoir : le droit de n’être la propriété de quelque État, province, groupe humain ou individu que ce soit ; le droit à exister naturellement, à s’épanouir, à se régénérer dans le respect de leur cycle de vie et à évoluer naturellement ; le droit de ne pas faire l’objet de dépôt de brevet et le droit à l’absence d’infection, de contamination ou de dispersion, par quelque moyen que ce soit, d’organismes génétiquement modifiés pouvant les impacter ; le droit à la liberté de circulation et de séjour au sein de leur environnement naturel ; le droit de ne pas être retirées de leur milieu naturel ; le droit de ne pas être gardées en captivité ou en servitude, et celui de ne pas être soumis à un traitement cruel ; lequel, personne ne pourra en disconvenir, ne peut être conçu qu'en considération de la sensibilité individuelle de l'animal appartenant à l'entité naturelle sujet de droits.
Par-delà son caractère ambivalent né de la confusion des droits collectifs et des droits individuels, la liste dressée par l'article 242-18 est exemplaire pour avoir identifié des droits fondamentaux adaptés aux spécificités des entités naturelles sans jamais chercher à imiter les droits, fondamentaux ou non, accordés aux êtres humains. Dès lors elle consacre une victoire éclatante de la personnalité technique inspirée de René Demogue, inlassablement opposée dans ces colonnes et ailleurs à la personnalité anthropomorphique, et donne un éclat particulier à la célèbre formule de Marie-Angèle Hermitte, « Les droits de l'homme pour les humains, les droits du singe pour les grands singes ! » (Cf. Le Débat 2000/1, n° 108).
B. La reconnaissance de la qualité d'entités naturelles sujets de droit aux requins et aux tortues marines
Ce sont donc deux espèces d'animaux qui ont eu l'honneur de devenir les premières entités naturelles sujets de droit dans la Province des Îles Loyauté, en Nouvelle Calédonie et par conséquent en France. Il est à noter qu'elles ne l'ont pas reçu en tant qu'espèces menacées de disparition mais parce que ce sont des espèces totémiques. Pour accompagner cette reconnaissance, elles ont bénéficié de dispositions spécifiques qui sont d'ailleurs formulées de manière un peu surprenante. Alors en effet que l'article 242-18 qui énumère les droits fondamentaux communs à toutes les entités naturelles sujets de droit annonce, in fine, que des droits spécifiques à chaque entité juridique naturelle peuvent être également octroyés par l’assemblée de la province des îles Loyauté, les dispositions particulières aux requins et aux tortues sont accordées suivant la méthode désespérément classique d'interdictions énoncées sous la menace de sanctions administratives et pénales de la même nature que celles qui sont prévues par les articles 242-4 à 242-12 en faveur des espèces animales figurant en annexe 3 I-A, parmi lesquels on trouve par exemple le renard volant orné, la baleine à bosse, le dauphin à long bec, le martin-chasseur, le siffleur doré, ou le tricot rayé jaune qui n'ont pas encore été élevés dans la catégorie des entités naturelles sujets de droit. Il ne faut pas négliger pour autant l'importance et l'originalité des interdictions d'observation grâce à la pratique du « shark feeding » ou d'action tendant à familiariser à la présence humaine ou à sédentariser que l'article 242-24 fulmine en faveur des requins ou de tout comportement volontaire susceptible de perturber un spécimen ou un groupe de spécimens, notamment : l’approche à une distance de moins de 10 mètres et la production de lumière ou l’introduction de chiens sur les sites de pontes en période de pontes et d’émergences qui sont prévues pour les tortues marines par l'article 242-25. Il n'en reste pas moins que les premières entités naturelles sujets de droit sont principalement protégées par les droits fondamentaux énumérés par l'article 214-8 qui, paradoxalement, sont principalement des droits à dimension individuelle. Il s'agit là, bien entendu, d'un élément clé pour apprécier l'influence des nouvelles dispositions du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté sur le débat qui prend parfois des allures de combat sur la personnalité juridique de l'animal.
II. L'influence de la reconnaissance des requins et des tortues marines comme entités naturelles sujets de droit sur le débat relatif à la personnalité juridique de l'animal
On peut déjà apprécier une influence concrète et effective : la consécration d'une personnalité juridique adaptée aux animaux ; et se risquer à pronostiquer une influence potentielle : la mise en place d'un modèle de personnification technique à vocation universelle.
A. La consécration d'une personnalité juridique adaptée aux animaux
On aura remarqué que l'article 214-16 du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté qui introduit en droit positif les entités naturelles sujets de droit par référence à l'article 110-3 ne lui emprunte pas la notion de personnalité juridique dotée de droits qui sont propres aux éléments de la nature. Il faudrait recueillir le témoignage de Victor David qui, comme on commence à le savoir, a été, en tant que Chargé de mission à l'IRD de Nouméa, au Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté ce que Portalis a été au Code civil, pour savoir s'il s'agit là d'une élégance de style pour éviter une répétition ou d'une tentative de rétropédalage en rase campagne. De toute façon, la discordance entre les deux articles sera assurément exploitée par les puissants opposants à toute forme de personnification juridique du moindre être vivant extérieur au règne humain. On les entend déjà s'écrier : « L'honneur est sauf ! La dignité est sauvegardée ! Le bon sens a fini par l'emporter ! Vous voyez bien que les entités naturelles ne sont pas des personnes juridiques puisqu'elles sont reconnues seulement comme sujets de droit ! » Il est à espérer que le diable saura les convaincre de se ruer sur cet argument. Il serait en effet bien trop frustrant de ne pas avoir la joie de leur répliquer : mais que faites-vous de Marie-Angèle Hermitte et de René Demogue ?
Que faites-vous de Marie-Angèle Hermitte qui plus et mieux que personne en France a étudié les droits de la Nature et qui ne manque jamais une occasion de rappeler cette règle d'or : « “être une personne juridique”, “être un sujet de droit”, “avoir la personnalité juridique” sont des termes équivalents qui renvoient a minima à l'existence d'un point d'imputation des droits et de la capacité d'ester en justice qui en découle ». Pour soutenir que, au regard du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté qui utilise les deux expressions, personne juridique et sujet de droits, les remarques de Marie-Angèle Hermitte les tenant pour équivalentes sont hors sujet, il faudra quand même une solide argumentation. En tout cas, cette fois, il ne sera plus permis de la sous-estimer comme se le permettent quelquefois de jeunes chercheurs distraits ou gênés.
Et que faites-vous de René Demogue ? Voilà donc un code qui reconnaît aux entités naturelles la qualité de sujets de droit et vous négligeriez de vous reporter à la définition qu'en donne l'auteur français qui lui a attaché son nom ? Cette définition que, sauf paresse ou rouerie intellectuelles, on ne peut ignorer quand on aborde ces questions, la voici, une nouvelle fois rappelée : « la qualité de sujet de droit appartient aux intérêts que les hommes vivant en société reconnaissent suffisamment importants pour les protéger par le procédé technique de la personnalité' » (R. Demogue, « La notion de sujet de droit », RTDCiv. 1909, p. 630). Refuser d'admettre que les sujets de droit qui viennent d'apparaître en Nouvelle-Calédonie sont inéluctablement des personnes juridiques ne relèverait plus vraiment, dans ces conditions, de la démarche juridique mais plutôt de la tentative désespérée d'imposer le « juridiquement correct », tentation qui pourrait évoquer celle observée ailleurs ou autrefois d'interdire d'exposer des nus dans les musées. Les tenants de cette pudibonderie juridique sont tellement nombreux dans les instances universitaires qu'il faut bien entendu recommander vivement aux jeunes chercheurs nourrissant l'espérance légitime d'entrer dans la carrière de soutenir l'idée suivant laquelle, non, décidément , le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté, n'a pas octroyé la personnalité aux requins et aux tortues marines. Que d'autres se satisfassent d'avoir « au fond le procédé technique de la personnification sans le nom » (R. Demogue, op. cit., p. 638) ne changera rien à l'essentiel : leur opposition à la reconnaissance de la personnalité juridique aux éléments naturels en général et aux espèces animales en particulier vient de subir dans cette province française ultramarine un échec total. Il est même double.
Comme, on vient de le voir, les droits fondamentaux accordés aux espèces naturelles sont, dans un grand nombre de cas, des droits n'ayant d'intérêt que pour les individus qui les composent, la personnalité juridique considérée comme le point d'imputation de droits n'a pas été seulement reconnue à deux espèces naturelles mais à des centaines ou à des milliers de requins et de tortues marines qui les composent. Appliquée aux espèces d'animaux sauvages à tout le moins, la notion d'entité naturelle sujet de droit est donc une forêt impuissante à cacher les arbres, une sorte de personne juridique gigogne qui appelle presque inéluctablement une déclinaison en faveur des individus qui la composent surtout lorsque, comme dans le cas des requins et des tortues marines, ce sont des êtres sensibles. Que l'article 252-19 admette, à titre dérogatoire, que la capture de spécimens de requins ou de tortues marines peut être autorisée pour certaines cérémonies coutumières ne dément pas cette analyse. Elle confirme au contraire la souplesse de la personnalité juridique technique appliquée aux animaux qui, échappant à l'emprise du principe d'égalité, permet en fonction de ce que jugent souhaitable les hommes vivant en société, de la conférer ou de la retirer à certains et pas à d'autres.
Que l'article 242-17 du Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté ait finalement abouti, sans doute à la grande surprise de beaucoup, à attribuer aussi à des milliers de requins et de tortues marines une personnalité juridique point d'imputation de droits qui leurs sont propres, est, il faut y insister, un élément majeur pour tenter d'apprécier son influence potentielle sur le combat pour la personnalité juridique des animaux.
B. La mise en place d'un modèle de personnification technique à portée universelle
En reconnaissant déjà la personnalité juridique à des animaux sauvages individuellement considérés, le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté, ouvre évidemment la voie à la personnification, en France métropolitaine, des animaux que l'article 515-14 du Code civil qualifie depuis 2015 d'êtres vivants doués de sensibilité. Bien entendu, d'aucuns objecteront que le principe unitaire de vie à partir duquel l'avancée personnificatrice calédonienne a été transposée repose sur des données culturelles qui n'ont strictement rien à voir avec celles que l'on observe entre Dunkerque et Hendaye ou entre Brest et Toulon et que la transposition des solutions dans l'Hexagone des solutions ultramarines n'est ni concevable, ni convenable.
Ce serait confondre le chemin et la brouette. Il dépend bien entendu de chaque pays, de chaque État, de chaque territoire, d'apprécier, en fonction de ses spécificités géographiques, écologiques et sociétales, s'il est indiqué d'ouvrir le chemin de la personnalité juridique pour tels animaux ou telles entités naturelles, et il est parfaitement exact que les spécificités d'ici ne commandent pas d'ouvrir le chemin ailleurs où existent d'autres spécificités et que, à première vue, il n'est pas forcément nécessaire d'accorder aux animaux de compagnie de Clermont-Ferrand la personnalité juridique parce que les requins d'Ouvéa ou les tortues marines de Lifou l'ont obtenue. Seulement quand, le moment venu, les données écologiques ou sociétales auront indiqué, pour des raisons identiques ou antinomiques, qu'il faut aussi ouvrir le chemin, le moyen technique de la personnification qui permet de s'y engager efficacement sera aussi pertinent ici qu'ailleurs ou là-bas : les brouettes roulent de la même manière sur tous les chemins du monde et la lagune espagnole de Mar Menor et son bassin ont obtenu la personnalité juridique le 30 septembre 2022, dix mois avant les tortues et les requins néo-calédoniens. Ce que le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté vient à son tour de montrer à la France entière, c'est que la technique de la personnalité juridique est un outil parfaitement adapté lorsqu'il y a une volonté de mieux protéger les intérêts des animaux et des entités naturelles. L'exemple est là. Nul ne peut préjuger du moment où il sera opportun de le suivre pour tels ou tels animaux domestiques ou vivants à l'état de liberté naturelle considérés collectivement ou individuellement, mais il est là, en pleine lumière.
En écartant résolument d'imposer des devoirs aux nouveaux sujets de droit qu'il vient de reconnaître, Le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté semble aussi avoir forgé un modèle qui peut s'exporter dans le monde entier puisqu'il vient de lever l'obstacle sur lequel se sont brisés, le 14 juin 2022 devant la Cour d'appel de New-York ( Cf. O. Le Bot, RSDA n° 2/2022, p. 127), les espoirs de Steven S. Wise de faire reconnaître à l'éléphante Happy la qualité de personne juridique non-humaine titulaire des droits de l'habeas corpus et qui semble être une des raisons du retrait au Gange et à son affluent, la Yamuna, par la Cour suprême indienne, le 7 juillet 2017, de la personnalité juridique que leur avait reconnu quelques mois plus tôt, le 20 mars 2017, la Haute Cour de l'État himalayen de l'Uttarakhand (https://www.geo.fr/voyage/video-pourquoi-le-gange-a-t-il-ete-dechu-de-ses-droits-188964).
Ainsi délestée de la traîne de devoirs et d'obligations dont on aurait voulu l'affubler et qui l'empêchait de prendre son élan, la personnalité juridique des animaux est désormais parée pour réussir là où d'autres modèles ont échoué. Le Code de l'environnement de la Province des Îles Loyauté qui l'a organisée à partir de droits fondamentaux résolument conçus en fonction du particularisme des éléments naturels que sont les animaux là où d'autres ont tenté de procéder par transposition des droits élaborés pour les êtres humains, vient de mettre en lumière que la personnalité technique est parfaitement adaptée à « la réalité des choses, ce maître auquel la science du droit se doit largement soumettre » (R. Demogue, op. cit., p. 636). La réalité des choses, c'est la nécessité d'assurer une protection plus efficace des intérêts des animaux. Elle n'apparaît pas partout et en même temps, elle ne se manifeste pas pour tous les animaux à la fois, mais lorsque l'évolution des mentalités a réussi à la faire émerger pour tels ou tels, la personnalité juridique technique, jusqu'à plus ample informé, est à ce jour et depuis René Demogue, le moyen le plus commode et le plus simple qui permette de la prendre en compte. Or, le choix du moyen le plus commode et le plus simple d'atteindre le plus efficacement un résultat jugé souhaitable à un moment donné relève du bon sens qui est peut-être universel...