Actualité juridique : Jurisprudence

Cultures et traditions

  • Claire Vial
    Professeur de droit public
    Université de Montpellier
    Directeur de l’IDEDH

Des cultures, plutôt qu’une culture, taurines

« La ville de Pérols, qui comprend des arènes ainsi qu’un club taurin centenaire, est fortement marquée par la culture taurine ».
TA Montpellier, 4 juin 2024, Association Comité Radicalement Anti-Corrida, n° 2302172, point 8.

1. En confirmant1 que la commune de Pérols ne pouvait pas autoriser la tenue d’une novillada dans ses arènes sans méconnaître l’article 521-1 du Code pénal, le tribunal administratif de Montpellier n’a pas seulement donné satisfaction aux opposants à la corrida – et déçu ses partisans. Il a aussi et surtout correctement interprété et appliqué l’exonération de responsabilité pénale que le Conseil constitutionnel a qualifié, en 2012, de « restreinte »2, en s’appuyant, tout aussi correctement, sur l’arrêt rendu en 2004 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans lequel cette dernière exige, pour qu’une corrida soit organisée, que « la localité [considérée] se [situe] bien dans un ensemble démographique local où l'existence d'une tradition taurine ininterrompue se [caractérise] par l'organisation régulière de corridas »3. Relevant de l’évidence, la solution du juge administratif ne devrait pas mériter que l’on s’y attarde : la novillada – piquée, en l’occurrence – est une corrida4 ; aucune corrida n’a été organisée dans les arènes de Pérols pendant une vingtaine d’année ; la commune de Pérols appartient à un ensemble démographique local dans lequel ne sont pas régulièrement organisés des corridas… Difficile de soutenir, dans ces conditions, qu’il existerait une tradition locale et ininterrompue – la lettre de l’article 521-1 est claire quant au caractère cumulatif des critères géographique et temporel – permettant de déroger à l’interdiction des sévices graves et actes de cruauté commis envers les animaux domestiques et assimilés. Et il est étonnant que les organisateurs de la novillada en cause aient pu croire que la loi les autorisait à utiliser les arènes de Pérols pour un autre type de course que celles auxquelles on y assiste, habituellement. Sauf à ce qu’ils aient confondu, cela semble être le cas, c’est pratique, la course camarguaise et la corrida.
2. Or c’est justement dans le piège de cette confusion que le juge administratif a refusé de tomber, observant l’existence d’une culture taurine à Pérols tout en rejetant l’idée que toutes les courses de taureaux se valent : l’organisation régulière de courses camarguaises ne permet pas d’organiser une novillada vingt ans après la dernière corrida, tout simplement parce que la course camarguaise n’est pas une corrida5. Les partisans de l’une et/ou de l’autre de ces deux pratiques traditionnelles le savent très bien et il est heureux que le juge le confirme, y compris pour eux. Raisonnant par l’absurde, on pourrait en effet s’inquiéter d’une assimilation qui conduirait à ce que l’on fasse valoir aux organisateurs de corridas, dans le cas d’une évolution législative qui leur serait défavorable, qu’ils n’ont qu’à organiser des courses camarguaises en lieu et place de courses espagnoles… Après tout, si les courses se valent, pourquoi ne pas substituer celles qui ne font pas souffrir les taureaux et ne se soldent pas par leur mort, à celles qui heurtent frontalement l’esprit de l’article 521-1 ? Parce que la culture taurine n’est pas une, mais plusieurs, comme le montrent d’ailleurs le nom que s’est donné l’Observatoire National des Cultures Taurines (ONCT) ou encore l’idée véhiculée tant par l’ONCT que par l’Union des Villes Taurines Françaises (UVTF) qu’il existerait des « tauromachies universelles »6.
3. Le défaut d’unité de la culture taurine ressort tout particulièrement de la décision du tribunal administratif de Montpellier lorsqu’il examine les éléments de preuve avancés par les uns et les autres en l’espèce. La preuve de l’existence d’une tradition locale ininterrompue à Pérols ne fait pas de doute s’agissant de la course camarguaise : il y a bien des arènes à propos desquelles la commune indique, sur son site Internet, que « telles que nous les connaissons aujourd’hui », « elles ont été commandées le 15 avril 1960 » et que « le jour de l’inauguration, c’est la royale de vaches cocardières de Rebuffat qui est à l’affiche avec les renommées Miraille et Foraine »7 ; le club taurin est effectivement « centenaire » et « des manifestations taurines ont lieu pendant les festivités estivales, notamment en 2022 pour les cent ans du club taurin »8 – pour l’essentiel des courses, des abrivades, des bandides, des encierros, comme ce sera encore le cas cette année, notamment pendant la fête votive de la Saint-Sixte II – ; Pérols peut également se targuer d’être « [située] aux portes de la Camargue »9, à côté de villes telles que Mauguio et Lunel dans lesquelles on observera qu’il y a aussi des fêtes votives pendant lesquelles se manifeste la tradition camarguaise. Mais la preuve de l’existence d’une tradition locale ininterrompue s’agissant de la course espagnole n’est pas rapportée : pas de corrida depuis une vingtaine d’année à Pérols ; des corridas organisées à Mauguio et Lunel, c’est-à-dire des villes qui n’appartiennent pas à Montpellier Méditerranée Métropole et dans lesquelles la tradition n’est effectivement pas uniquement celle camarguaise – on pourrait aussi citer le cas de Palavas-Les-Flots, du moins jusqu’en 2017 – ; un trophée taurin certes organisé, depuis dix ans seulement, sur le territoire de la métropole de Montpellier mais uniquement en ce qui concerne la course camarguaise – donc pas la corrida. Autrement dit, si Pérols est « fortement marquée par la culture taurine », comme le relève avec raison le tribunal administratif10, il faut distinguer entre la bouvine et le mundillo : il est tout à fait certain que la tradition camarguaise doit être préservée à Pérols dès lors qu’elle existe ; puisqu’il n'y a aucune raison de préserver ce qui n’existe pas, rien ne justifie d’ajouter aux courses libres des corridas.
4. La confusion entre les cultures taurines doit d’autant plus être évitée que considérer que la continuité d’une pratique permet d’y ajouter une autre n’est conforme ni à l’esprit dans lequel le mécanisme dérogatoire de l’article 521-1 du Code pénal a été conçu, en 1951, ni à l’esprit dans lequel le principe auquel il est dérogé a évolué depuis 1850. Rappelons ainsi que depuis la loi Grammont du 2 juillet 185011, à l’origine de l’interdiction des mauvais traitements commis envers les animaux domestiques et assimilés, la protection de ces derniers a été progressivement renforcée jusqu’à ce que la loi n° 2021-1539 du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes12 durcisse un peu plus les peines encourues en cas de sévices graves et d’actes de cruauté. Replacée dans le cadre de ce mouvement continu d’accroissement de la protection des animaux, la loi Ramarony-Sourbet13 doit être bien comprise : en affirmant que « [la loi du 2 juillet 1850] n’est pas applicable aux courses de taureaux lorsqu’une tradition ininterrompue peut être invoquée », il n’a été question pour le législateur, le 24 avril 1951, que de régler un problème d’application différenciée de la loi Grammont sur le territoire. Comme l’indique le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 21 septembre 2012, c’est parce que « les juges du fond des régions de tradition tauromachique [se sont] opposés [à la loi Grammont] », que « le législateur, en 1951, [a été conduit] à prévoir lui-même une exception en matière de courses de taureaux », si bien que « cette dernière loi n’a eu pour but que de prendre en considération une tradition locale et, ainsi, de mettre un terme à une opposition jurisprudentielle au principe législatif de répression des courses de taureaux »14.
5. A l’époque, il nous semble que si les courses de taureaux n’ont pas été distinguées les unes des autres, c’est à la fois au regard de cette volonté de régler une fois pour toute un problème d’application, partant, d’interprétation de la loi, et au regard de ce que pénalisait alors la loi Grammont : les mauvais traitements exercés abusivement en public. La loi n’opérant pas de différence entre les traitements – mauvais traitements, sévices graves, actes de cruauté – et retenant un critère de publicité – du fait d’un amendement au moment de l’adoption de la proposition faite par Grammont –, il valait sans doute mieux englober toutes les pratiques sous une même dénomination, préservant ainsi la course camarguaise dans le cas où certains considèreraient qu’elle n’est pas à l’origine de mauvais traitements pendant que d’autres considèreraient l’inverse. Depuis lors, la portée de la dérogation n’a été précisée qu’imparfaitement. Il résulte du décret Michelet de 195915 que la tradition ininterrompue doit être locale. Mais rien n’a été dit à propos de la distinction entre les courses alors qu’il a pourtant été fait une différence entre les actes réprimés, d’abord par la loi n° 63-1143 du 19 novembre 1963 relative à la protection des animaux16 – les actes de cruauté sont désormais visés –, puis par la loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature17 – les sévices graves s’ajoutent aux actes de cruauté. Si l’on veut interpréter correctement la loi – et la loi pénale est d’interprétation stricte18 –, impossible de ne pas prendre en considération ses évolutions. La protection des animaux a été continuellement renforcée ; le mécanisme dérogatoire a été conçu à l’emporte-pièce et imparfaitement précisé au regard de ce renforcement ; le juge doit tenir compte de la différence qui existe entre les pratiques traditionnelles, d’une part, et les incriminations, d’autre part. Les traditions ne sont pas les mêmes, ni en tant que telles, ni du point de vue de la souffrance et de la mort, ce qui justifie qu’une tradition locale ininterrompue s’agissant de la course camarguaise ne puisse pas être interprétée comme une tradition locale ininterrompue en matière de corrida.
6. Au-delà des considérations juridiques, on ajoutera que si la décision du tribunal administratif de Montpellier est une bonne décision, c’est aussi parce qu’il n’y a rien à gagner de la confusion des cultures, tant en ce qui concerne la protection des animaux, qu’en ce qui concerne la préservation des traditions. Cela paraît évident pour la première, peut-être moins pour la seconde, et pourtant. A ceux qui croiraient qu’il est bon pour l’ensemble des traditions de laisser faire l’amalgame entre les courses, nous rappellerons que la tradition camarguaise, comme la tradition landaise, n’est pas dans la même situation inconfortable que les traditions espagnole et portugaise. La course libre et les pratiques qui l’entourent – à l’exception du taureau à la corde19 – n'intéressent que peu les associations de protection des animaux, en l’absence de mauvais traitements intrinsèquement liés à ces pratiques. En revanche, dès lors qu’elle comporte intrinsèquement des sévices graves ou actes de cruauté, la corrida fait l’objet de toutes les attentions. Et il vaudrait alors mieux, pour ceux qui tiennent à la tradition camarguaise, de bien marquer la différence entre les cultures. Ce n’est pas faire preuve de déloyauté à l’égard d’une autre tradition, c’est rester fidèle à celle que l’on s’efforce de maintenir parce qu’il serait triste et désastreux, pour tout un territoire et en particulier pour ceux qui la font vivre et en vivent, qu’elle disparaisse. Ce n’est pas abandonner l’idée même de la tradition qui, pour se maintenir, doit conserver une certaine pureté et ne pas tomber dans le folklore tauromachique. Ce n’est pas céder à d’autres qui seraient venus d’ailleurs et qui voudraient imposer leurs convictions, c’est accepter l’idée, simple, que l’on puisse assister à une course camarguaise dans un endroit, une corrida dans un autre. Ce n’est même pas participer à la disparition de la corrida qui, décriée en Espagne, le pays qui l’a vue naître, bientôt abolie en Colombie, un pays qui l’a longtemps chérie, pourrait effectivement finir par s’éteindre en France. Si la corrida doit disparaître, c’est parce que le législateur en aura décidé ainsi ou parce que ceux qui aiment aller à la corrida la délaisseront, sans d’ailleurs aller pour autant assister à des courses camarguaises, preuve supplémentaire qu’une culture n’est pas miscible à une autre.

  • 1 TA Montpellier, juge des référés, ord., 16 mai 2023, Association Comité Radicalement Anti-Corrida e.a., n° 2302171 et 2302216, C. VIAL, « No hay billetes, et pour cause : no hay corrida (à propos de la suspension de l’exécution des décisions autorisant la tenue d’une novillada piquée dans les arènes de Pérols) », RSDA, 1/2023, p. 145.
  • 2 Cons. const., 21 septembre 2012, décision n° 2012-271 QPC, Association Comité radicalement anti-corrida Europe et autre [Immunité pénale en matière de courses de taureaux], cons. 5.
  • 3 Cass. 2ème civ., 10 juin 2004, n° 02-17.121
  • 4 C. VIAL, « No hay billetes, et pour cause : no hay corrida (à propos de la suspension de l’exécution des décisions autorisant la tenue d’une novillada piquée dans les arènes de Pérols) », op. cit., pp. 147-148.
  • 5 C. VIAL, « Qu’est-ce qu’une course camarguaise ? », RSDA, 1/2014, p. 131, spéc. pp. 140-141.
  • 6 V. les sites Internet de l’ONCT : https://www.culturestaurines.com ; et de l’UVTF : https://www.uvtf.fr
  • 7 https://www.ville-perols.fr/decouvrir-perols/patrimoine-de-la-ville/
  • 8 TA Montpellier, 4 juin 2024, Association Comité Radicalement Anti-Corrida, n° 2302172, point 8.
  • 9 Ibid.
  • 10 Ibid.
  • 11 Loi relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques, Bulletin des lois de la République française, 1850, n° 283, p. 1, art. unique.
  • 12 JORF n° 279 du 1er décembre 2021.
  • 13 Loi n° 51-461 complétant la loi du 2 juillet 1850 relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques, JORF n° 99 du 25 avril 1951, p. 4139, art. unique.
  • 14 https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2012271qpc/ccc_271qpc.pdf, p. 2.
  • 15 Décret n° 59-1051 du 7 septembre 1959, JORF du 11 septembre, p. 8884, art. 1er.
  • 16 JORF n° 271 du 20 novembre 1963, p. 10339, art. 1er.
  • 17 JORF n° 162 du 13 juillet 1976, p. 4203, art. 13.
  • 18 Art. 111-4 du Code pénal.
  • 19 TGI Tarascon, ord., 8 janvier 2015, Alliance Anticorrida e.a., n° 14/00403, C. VIAL, « Le 7ème alinéa de l’article 521-1 du Code pénal : pourquoi plie-t-il, et ne rompt pas (pour l’instant) ? », RSDA, 2/2014, p. 139, spéc. pp. 148-150 ; CA Aix-en-Provence, 25 juin 2015, Association Club taurin Paul Ricard La Bourgine e.a., n° 15/00227 et Cass. 1ère civ., 3 novembre 2016, Association Club taurin Paul Ricard La Bourgine e.a., n° 10514 F, C. VIAL, « La corrida aux abois », RSDA, 2/2016, p. 99, spéc. pp. 108-111.
 

RSDA 1-2024

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