Le lien : violences sur les vulnérables
- Anne-Claire Gagnon
Dr Vétérinaire
Présidente de AMAH - Marie-Jose Enders-Slegers
Professeur émérite
Open University Pays-Bas
Présidente de IAHAIO
Résumé : Dans de nombreux pays occidentaux comme les Pays-Bas et la France, les animaux de compagnie sont présents dans plus d’un foyer sur deux. D’animaux de compagnie hier, ils sont devenus aujourd’hui des « membre de la famille ». La violence familiale, de même que les maltraitances animales, surviennent souvent sans que l’entourage ne s’en rende compte. Lorsque les animaux sont maltraités, les membres de la famille peuvent être en danger ; et lorsque les membres de la famille sont maltraités, les animaux de compagnie sont en danger. La prise de conscience du lien entre la violence à l'égard des êtres humains et des animaux est utile pour reconnaître les risques encourus par les personnes et les animaux vulnérables. La recherche sur les expériences des victimes, des témoins et des vétérinaires est discutée, ainsi que la décision des victimes de renoncer à partir lors de violences domestiques par crainte de représailles sur leur animal qu'elles doivent laisser derrière elles. Des recommandations sont formulées pour sensibiliser davantage la société, intensifier la recherche et adopter une approche interdisciplinaire de ce sujet.
Introduction
Plus de 50 % des familles du monde occidental ont des animaux de compagnie. Le rôle des animaux de compagnie évolue : ils sont considérés comme faisant partie de la « famille » et, dans notre société qui s'individualise, leur rôle de « soutien social » devient de plus en plus important. Les animaux de compagnie peuvent combler des lacunes dans la vie des personnes vivant seules. Ils peuvent être une source de proximité émotionnelle et de sécurité, offrir la possibilité de s'occuper de quelqu'un, de prendre soin de lui, d'être responsable et de donner un sens à sa vie. Ils contribuent à la qualité de vie en incitant à l'exercice physique (excellent pour la santé) et à la relaxation. Ils facilitent la communication et aident à l'intégration sociale des personnes (Enders & Hediger, 2019). L’importance émotionnelle des animaux de compagnie pour les personnes se matérialise par des dépenses annuelles pour leurs soins (alimentation et santé) d’environ 1100 euros.
Faire partie de la famille a aussi un côté sombre pour l’animal de compagnie. La violence à l'égard des animaux et la violence à l'égard des personnes sont souvent liées et ont été appelées « le lien » : « lorsque les animaux sont maltraités, les membres de la famille peuvent être en danger ; et lorsque les membres de la famille sont maltraités, les animaux de compagnie sont en danger », (Lockwood & Arkow, 2016).
Dans les familles où la violence est utilisée, la sécurité de l'animal de compagnie en tant que membre aimé de la famille peut être compromise : l'animal peut être maltraité en guise de punition ou d'avertissement pour les autres membres de la famille (Roguski, 2012 ; Volant, 2008) ; il peut être tué en guise de menace pour les victimes (si vous en parlez à quelqu'un ...), etc. Les membres de la famille, même s'ils ne sont pas eux-mêmes maltraités, souffriront émotionnellement de ces expériences (violence psychologique). De nombreuses victimes déclarent que les animaux leur apportant un soutien émotionnel ont été victimes de violences (Flynn, 2000).
Qu'est-ce que la maltraitance animale ?
Plusieurs définitions sont utilisées :
- Au niveau sociologique : c’est un comportement socialement inacceptable et non accidentel (intentionnel) qui provoque la douleur, la souffrance, la détresse ou la mort (Ascione, 1998).
- Au niveau juridique : sont des délits le fait de harceler, martyriser, priver d’eau, de nourriture, de soins de santé ou d’abri, de mutiler inutilement ou de tuer un animal.
Commettre intentionnellement sur un animal un acte qui entraîne une mort cruelle ou inflige de la douleur ou des souffrances inutiles est un crime (Animals & Society Institute, 2012).
Les violences faites aux animaux et aux humains ont les mêmes caractéristiques et des similarités dans les lésions infligées. Dans tous les cas, il s’agit de dépendance, de pouvoir, d'agressions psychologiques, physiques, sexuelles et de domination.
Familles dysfonctionnelles
Il convient de préciser que la maltraitance des animaux de compagnie s'inscrit généralement dans une dynamique familiale dysphorique (Jegatheesan et al., 2020). Un nombre considérable de recherches universitaires sur la violence inter-espèces montre que ces abus sont souvent liés à la maltraitance des enfants et des conjoints, ainsi qu'à d'autres formes de violence familiale (Boat, 1995 ; Ascione, 1998, 1999 ; Ascione & Arkow, 1999 ; Faver & Strand, 2003). En outre, la maltraitance des animaux par les enfants eux-mêmes est fortement liée à leurs propres expériences de maltraitance (Felthous & Kellert, 1987; Ascione, Thompson & Black, 1997). Bien que l'hypothèse dite de graduation – la situation dans laquelle la maltraitance des animaux pendant l'enfance et l'adolescence conduit à la maltraitance des humains à l'âge adulte – n'ait pas été prouvée (voir par exemple Arluke, Levin, Luke & Ascione, 1999 ; Wright & Hensley, 2003 ; Hensley et al., 2009), il est toujours important de noter que la maltraitance des animaux est un marqueur d'autres expériences pénibles dans la vie des enfants (Gullone, 2011), notamment des violences pédocriminelles (Nurse & Harding, 2024). La plupart des études récentes sur la relation entre les abus directs envers les animaux de compagnie et les abus envers les enfants et la violence familiale soulignent la nécessité d'une approche systémique et multidisciplinaire du problème (Jegatheesan et al., 2020).
Corrélation entre les violences domestiques
Le lien entre la maltraitance animale et la maltraitance humaine est reconnue depuis plusieurs dizaines d’années (Ascione, 1999). Aux Pays-Bas, la première étude qualitative et quantitative a été réalisée en 2008 (Enders & Janssen, 2009). Trente-cinq professionnels des violences domestiques (forces de police, juges) ont été interrogés sur le lien entre la maltraitance des animaux et la violence domestique. Il n'y avait pas de connaissances explicites sur ce sujet, mais lorsque celles-ci ont été fournies, des connaissances implicites étaient présentes et des exemples de cas où ce sujet aurait pu être négligé ont été mentionnés par les personnes clés.
Un officier de police a décrit le cas suivant :
« Les policiers en charge de la protection animale ont reçu une vidéo d'une fillette (âgée d'environ 4-5 ans) sautant sur un trampoline. C'est la fin de l'après-midi, la fillette est vêtue d'une chemise de nuit et tient un chiot dans chaque main. Quatre autres petits chiots sont sur le trampoline, assis, couchés, et sont lancés de haut en bas sur le trampoline pendant que la fillette saute.
Les chiots qu'elle tient dans ses mains sont lancés en l'air, tombent sur le trampoline et à côté, sur le sol en pierre de la cour. La fillette prend un autre chiot et continue son jeu sans fin. Les pleurs des chiots sont déchirants.
La vidéo a été réalisée par un voisin, qui a filmé cette scène avec son téléphone et l’a jugée préoccupante, d’où son envoi à la police.
La police en charge de la protection animale décide de se rendre sur place. En entrant dans la maison de la petite fille, ils découvrent une situation chaotique : les parents de la petite fille en train de fumer et de boire avec des amis, des bouteilles vides partout, des cartons de pizza et beaucoup de saleté sur le sol, et une chienne allaitante attachée au radiateur. Une situation claire de négligence (qui est une forme de maltraitance des enfants) de la petite fille et de négligence (et de maltraitance) des animaux. La police a placé la fillette et les animaux en lieu sûr ».
En signalant les faits qui l’inquiétaient – la fillette laissée sans surveillance maltraitait (peut-être involontairement) les chiots – le voisin a mis en lumière le « lien », permettant la protection de l'enfant et des animaux.
Dans ce même projet de recherche, des questionnaires ont été envoyés à 108 vétérinaires : 60 % des vétérinaires ont remarqué ou soupçonné des cas de maltraitance animale dans leur pratique et, dans 30 % de ces cas, des cas de violence domestique ont également été remarqués ou soupçonnés. Au total, 365 cas de maltraitance animale ont été constatés par les vétérinaires dont seulement 40 ont été signalés à la police. De nombreuses raisons ont été évoquées pour expliquer l'absence de signalement : anxiété de mettre en péril la relation avec le client, raisons financières, ce n'est pas notre spécialité, ce n'est pas notre rôle, anxiété d'être victimes de violences à notre tour, nous ne sommes pas formés pour cela, nous ne savons pas à qui nous adresser, etc. Une récente enquête réalisée en 2020 aux États-Unis a confirmé ces mêmes freins (Patterson-Kane, 2022).
Frein à quitter le foyer violent par loyauté à l’animal de compagnie
Solidarité avec l’animal. En 2012, des femmes propriétaires d'animaux de compagnie et victimes de violence ont été interrogées (Garnier & Enders, 2012) dans des centres d'hébergement. Dans cette étude, 55 % des femmes en centres d’hébergement déclarent que leur partenaire a brutalisé l’animal de compagnie, que ce dernier a été tué pour 15 %. Pour 33 % d’entre elles, leur partenaire a menacé de s’en prendre à l’animal (en faisant du chantage). Certaines femmes (11 %) déclarent que leur partenaire poussait l’animal à les agresser pour que le chien les morde (ce que tous les animaux, dans cette enquête, ont refusé !).
De nombreuses femmes (41 %) ont reporté leur départ, anxieuses à l'idée que l'animal soit tué ou brutalisé en leur absence. La réalité de cette hypothèse a été constatée lors d'un entretien : un appel intimidant en visio d'un auteur qui menaçait de tuer son chien, qui était encore avec lui. Il a placé le couteau contre la gorge de l'animal : elle devait rentrer à la maison, sinon il…
À l'époque, les animaux de compagnie n'étaient pas admis dans les centres d’hébergement. Aujourd'hui, il existe une association aux Pays-Bas, Mendoo, qui place ces animaux de compagnie dans des familles d'accueil, et qui promeut également le fait que les centres d’hébergement acceptent les animaux de compagnie des victimes. C'est ce qui se passe dans des centres d’hébergement de plus en plus nombreux, ce qui est une très bonne chose : les animaux de compagnie sont une grande source de soutien pour les femmes et les enfants.
Il est recommandé de créer des associations interdisciplinaires qui travaillent dans le domaine de la violence domestique, de la maltraitance des enfants, de la maltraitance des animaux, de la protection des enfants, de la protection des animaux, comme des policiers, gendarmes, des spécialistes de la protection de l’enfance, des pédiatres et médecins généralistes, des vétérinaires, des psychologues, les représentants de la justice et autres professionnels concernés (Enders-Slegers, Verheggen & Eshuis, 2016). L'objectif de ces associations serait de sensibiliser et de collaborer à la prévention et à l'aide aux victimes. En outre, le soutien politique et sociétal doit être acquis par des campagnes, des recherches, des mesures, l'éducation, des procédures de signalement, etc. Des centres d’hébergement pour les victimes humaines et animales doivent être créés. Des conférences, des fiches d'information et des brochures devraient être disponibles pour éduquer l’ensemble des professionnels dans toutes les disciplines ainsi que le grand public.
Des programmes de recherche doivent être mis en place pour établir la prévalence et pour mieux comprendre les situations familiales de maltraitance. Il convient également de développer la recherche sur les caractéristiques de la personnalité des auteurs de violence domestique, animale et humaine. En outre, des protocoles de communication (par exemple National Institute of Child Health and Human Development, NICHD, Cyr, 2019), des procédures de signalement et les bases juridiques de signalement devraient être élaborés et enseignés. Les signalements croisés entre les différentes disciplines doivent être encouragés. Dans toutes les disciplines concernées, l'éducation au lien devrait être intégrée dans les formations. Dans les outils de gestion des risques, l'information sur une éventuelle maltraitance animale devrait faire partie des questions posées.
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