Chronique : Responsabilité civile
- Jean Mouly
professeur émérite
Université de Limoges
FDSE – OMIJ
Responsabilité civile délictuelle. Troubles anormaux de voisinage. Chien. Aboiements. Bruits intenses et excessifs. Zone pavillonnaire. Cessation du dommage
CA Rennes 17 octobre 2023, RG n° 20/05934
Après le chant du coq Maurice, voici les aboiements de la chienne Joy. On se rappelle que le tribunal d’instance de Rochefort, dans son jugement du 5 septembre 2019, avait refusé de considérer que les cocoricos de ce fier gallinacé constituent un trouble anormal de voisinage, étant entendu que l’affaire se déroulait dans une petite localité qualifiée de « rurale » et que les cocoricos litigieux ne se produisaient que le matin sur une courte période d’une demi-heure, et encore, de manière espacée. Le juge en avait conclu, après avoir remarqué, non sans humour, qu’« il n’est pas contesté que le coq chante et que tel est d’ailleurs le propre du coq », que le trouble dénoncé ne présentait pas un caractère « excessif »1. En réalité, ce n’était pas la première fois qu’un juge avait à se prononcer sur ce type d’affaires. Une précédente espèce, relative également aux gallinacés d’un poulailler, avait déjà fait grand bruit dans la presse. À propos de cet animal, le juge avait alors estimé que « son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements, et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d’œuf) au serein (dégustation d’un ver de terre) en passant par l’affolé (vue d’un renard) ; ce paisible voisinage n’a jamais incommodé que ceux qui, pour d’autres motifs, nourrissent du courroux à l’égard des propriétaires de ces gallinacés ». Et il concluait ainsi : « la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d’orchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Salledes (402 âmes) dans le département du Puy-de-Dôme»2. Cet arrêt fut certes censuré par la Cour de cassation, mais seulement parce que les juges s’y étaient déterminés par « des considérations générales étrangères à l’espèce »3.
On concédera bien volontiers que l’espèce ici commentée, si elle est également relative aux nuisances sonores causées par un animal, est bien moins originale que les précédentes qui viennent d’être rapportées, ce qui explique sans doute qu’elle n’ait pas eu les honneurs de la grande presse. Pour être plus banale, elle n’en présente pas moins de l’intérêt car elle est tout à fait révélatrice de fréquents conflits de voisinage. D’un point de vue plus technique, elle mérite également d’être signalée car, contrairement à leurs collègues auvergnats, les juges bretons ont en l’occurrence parfaitement su situer le litige dans son cadre juridique et, on le verra plus loin, prononcer des sanctions particulièrement adaptées.
En l’espèce, les demandeurs se plaignaient de ce que la chienne de leur voisin se mettait à aboyer chaque fois qu’ils sortaient dans leur jardin. Selon ces derniers, la simple présence d’une personne hors de la maison provoquait les aboiements de la chienne, lesquels ne cessaient que lorsque cette personne regagnait l’habitation. Ces aboiements étaient par ailleurs décrits comme « forts, continuels et même agressifs » et se produisaient alors même que la chienne n’avait pas été provoquée. Il en résultait que les propriétaires se trouvaient pour une large part privés de l’usage de leur jardin qu’ils avaient pourtant aménagé comme jardin d’agrément. Ils intentèrent alors contre ces voisins pour le moins importuns une action en justice fondée sur les troubles anormaux de voisinage et le juge leur donna gain de cause.
Fort justement, celui-ci commence par rappeler que « L'article 544 du code civil dispose que “La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements“ ». Puis il ajoute que « La responsabilité pour trouble anormal de voisinage est une responsabilité sans faute dont la mise en œuvre suppose la preuve d'une nuisance excédant les inconvénients normaux de voisinage, en fonction des circonstances et de la situation des lieux ». En réalité, la théorie des troubles de voisinage, bien que d’origine ancienne, ne s’est véritablement « autonomisée » que dans la seconde moitié du XXe siècle, d’abord par une décision du 4 février 1971 permettant au propriétaire d’immeuble d’exiger une réparation dès lors que les inconvénients subis excèdent les troubles normaux de voisinage4, puis par un arrêt du 10 novembre 1986 qui, abandonnant toute référence au code civil, énonça un nouveau principe général du droit selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage »5. Toutefois, l’évolution ne devait vraiment s’achever qu’avec un arrêt du 13 septembre 2018 qui, renversant la jurisprudence antérieure, décida que « l'action pour troubles anormaux du voisinage constitue non une action immobilière réelle, mais une action en responsabilité extracontractuelle, soumise à la prescription de dix années de l'article 2270-1 du code civil »6. Pour ceux qui auraient pu en douter, l’arrêt commenté trouve donc bien sa place dans la présente rubrique relative à la responsabilité civile délictuelle.
Comme l’indique également l’arrêt commenté, cette responsabilité est une responsabilité objective, le trouble anormal de voisinage engageant celui qui doit en répondre alors même qu’il n’aurait pas commis de faute. Le débat se concentre donc sur l’anormalité du trouble et, le cas échéant, sur le lien de causalité entre ce trouble et le fait générateur. La Cour de cassation laisse en la matière un pouvoir souverain au juge du fond7. Il est cependant généralement admis que l’appréciation de l’anormalité du trouble doit se faire « in abstracto », le trouble devant être ressenti comme tel par une personne placée dans les mêmes conditions8. Pour faciliter cette appréciation, la doctrine a dégagé un certain nombre de critères que l’on a pu trouver particulièrement bien synthétisés par le nouvel article 3.101, paragraphe 1, alinéa 2, du code civil... belge, selon lequel « Pour apprécier le caractère excessif du trouble, il est tenu compte de toutes les circonstances de l'espèce, tels le moment, la fréquence et l'intensité du trouble, la préoccupation ou la destination publique du bien immeuble d'où le trouble causé provient »9.
L’arrêt commenté n’est certes pas aussi précis, les juges se bornant à indiquer que l’anormalité du trouble s’apprécie « en fonction des circonstances et de la situation des lieux ». En l’espèce, il ressortait néanmoins d’un procès-verbal de commissaire de justice (ci-devant huissier) et de différents témoignages, notamment d’entrepreneurs venus effectuer des travaux chez les demandeurs, que les aboiements de la chienne étaient particulièrement intenses et continuels et que rien ne pouvait les arrêter. Comme il a déjà été indiqué, ils se produisaient à n’importe quelle heure du jour et ne laissaient aucun répit au voisinage pour peu qu’une personne fût dans le jardin. On ne pouvait donc douter qu’en l’espèce, un tel trouble constituât, pour une personne normale, même particulièrement accommodante, un trouble dépassant le seuil de l’admissible ou du tolérable. On approuvera donc les juges d’avoir considéré qu’en l’espèce le trouble anormal de voisinage était caractérisé. On l’approuvera d’autant que les juges soulignent encore que le comportement du chien était inadapté compte tenu de ce que ses maîtres habitaient une zone pavillonnaire dont les habitants étaient en droit d’attendre un minimum de tranquillité. La solution eût peut-être été différente si l’affaire s’était déroulée en pleine campagne...
Certes, les propriétaires de la chienne essayaient bien de démontrer que pour cette race de chiens, dont l’instinct de garde est particulièrement développé, les colliers anti-aboiements ne sont d’aucune efficacité. Ils semblaient sous-entendre qu’ils n’avaient donc pas commis de faute et qu’ainsi rien ne pouvait leur être reproché. On a vu cependant que la responsabilité pour troubles de voisinage est une responsabilité sans faute. En aurait-il été autrement qu’ils auraient eu bien du mal à s’exonérer de leur responsabilité. En effet, les juges indiquent d’abord clairement, dans leur arrêt, qu’un tel chien (chien berger montagnard de la serra da Estrela du Portugal, de la famille des molossoïdes) n’a pas sa place dans une zone pavillonnaire. Ensuite, il est précisé par un éleveur canin, dont le témoignage est retenu par les juges, que, pour cette race de chiens, il existe des colliers anti-aboiements spéciaux « avec stimulation par tripodes » qui sont efficaces. Les défendeurs ne pouvaient donc plus guère nourrir d’espoir. Et effectivement, les juges concluent que « les demandeurs établissent avec une force probante suffisante que les aboiements, forts et répétés en limite séparative des fonds émanant du chien Joy de leurs voisins et se déclenchant de manière systématique à la vue de personnes dans le jardin causent un trouble qui excède largement les inconvénients normaux du voisinage ». Il ne leur restait plus alors qu’à fixer la sanction. Sur ce point également, l’arrêt mérite d’être salué.
Il ne décide pas en effet de mettre à la charge des propriétaires du chien une indemnité qui n’aurait eu en définitive qu’une fonction de peine privée, mais n’aurait guère satisfait les demandeurs. Il préfère, comme le demandaient d’ailleurs ces derniers, condamner in solidum les propriétaires de l’animal « à prendre toute mesure pour faire cesser le trouble anormal de voisinage sous astreinte de 50 € par jour de retard ». Au surplus, pour assurer l'efficacité de la mesure et la non-réitération d'aboiements anormaux, ils fixent une astreinte de 1 500 € par infraction constatée. Il s’agit là de mesures particulièrement adaptées aux circonstances de l’espèce. Restera évidemment à faire appliquer la décision. L’astreinte devrait inciter les propriétaires de la chienne à agir le plus rapidement possible. Il leur appartiendra soit, comme le suggérait l’éducateur canin, d’utiliser un collier anti-aboiements spécial, soit de déménager ou de changer... de chien. Les amis des bêtes regretteront sans doute que, une fois de plus, les animaux soient les « victimes » de décisions judiciaires. On rappellera cependant qu’il appartient d’abord aux maîtres de bien choisir les animaux qu’ils souhaitent pour compagnons. Le « contrat d’engagement et de connaissance » imposé par l’article 1er de la loi n° 2021-1539 du 30 novembre 2021 à tout acquéreur d’animal de compagnie devrait à l’avenir mieux éclairer ce choix. En tout cas, la décision rendue en l’espèce par la Cour de Rennes paraît la bienvenue. Elle ne devrait pas poser les mêmes difficultés d’exécution que celle rendue à propos de batraciens, par trop bruyants, qui avait condamné le propriétaire du fonds à combler la mare où ceux-ci avaient élu domicile. En effet, les batraciens en question étant des animaux protégés, le comblement de la mare exposait le propriétaire aux foudres de la loi pénale si bien que celui-ci se trouvait devant le dilemme cornélien : ou ne pas exécuter la décision de justice ou subir une condamnation pénale10. On terminera ce bref commentaire en faisant deux observations.
Contrairement à de nombreux contentieux, la présente affaire ne mettait pas aux prises des gens de la campagne avec des néo-ruraux, comme c’était le cas notamment dans l’affaire du coq Maurice. On se rappelle que, suite à cette dernière, le législateur, en dépit de l’avis contraire du Conseil d’État, était intervenu pour inscrire au patrimoine commun de la Nation, prévu par l’article L.110-1 du code de l’environnement, aux côtés des espaces naturels et paysages, les « sons et les odeurs qui les caractérisent » (loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes). On ne voit guère pourtant en quoi cette loi pourrait permettre de mieux résoudre les conflits de voisinage, même si elle cherche incontestablement à mieux protéger les traditions campagnardes. On ne s’étonnera donc pas qu’on ait pu qualifier cette malheureuse initiative de « gabegie »11 parlementaire ou de « contresens juridique et historique »12.
Pourtant, toujours saisi de frénésie législative, le Parlement ne devait pas en rester là. En effet, l’Assemblée Nationale a adopté en première lecture, le 4 décembre 2023, une proposition de loi déposée par Mme Le Peih, intitulée pompeusement « loi visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels » (n° 1602). Que l’on se rassure ! Le propos de ce texte n’est pas de réformer l’ensemble du droit de la responsabilité civile mais, plus modestement, de créer dans le code civil un nouvel article 1253, s’insérant dans les dispositions sur le préjudice écologique et permettant de réparer les troubles anormaux de voisinage. Ce n’est pas le lieu de commenter cette loi qui n’est d’ailleurs qu’en chantier. On se demandera seulement si une telle initiative n’est pas quelque peu précipitée alors que l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile entend lui aussi traiter de la question (avant-projet de 2017, nouvel article 1244 du code civil). Il est vrai que l’objectif principal de la proposition est de consacrer « la théorie de la pré-occupation (collective ?) » lorsque les activités polluantes étaient déjà exploitées avant l’installation des nouveaux venus. Il s’agit donc principalement de protéger les exploitants en place, notamment agricoles, contre des néo-ruraux mécontents (le projet de loi reconnaît lui-même qu’il vise à « répondre aux préoccupations du monde rural »), ce qui nous ramène une fois de plus à notre coq Maurice. Toutefois, même sur ce point, on peut douter de l’intérêt véritable de la disposition alors qu’il existe déjà un article L.113-8 du code de la construction et de l’habitation comportant des dispositions analogues mais que le nouveau texte s’empresse évidemment d’abroger. Selon son promoteur, l’exonération de responsabilité prévue pat le nouvel article 1253 alinéa 2 aurait une portée plus large, ce qui justifierait la nouvelle disposition législative (Rapport n° 1912). En réalité, cette extension de l’exonération reste à démontrer. Et si tel était le cas, cela voudrait dire que le législateur distribue un peu plus généreusement des permis de polluer... Il faudrait de temps en temps rappeler au législateur que le mieux est souvent l’ennemi du bien.
- 1 RSDA 2020, n° 1, p. 345, note G. JEANNOT-PAGES ; Rev. dt. Rural 2019, n° 477, p. 46, note C. LATIL ; JCP G 2020, n° 20, p. 478, note J. MONNET ; Rev. dt. d’Assas 2019, n° 19, note J. DE DINECHIN.
- 2 Riom, 7 sept. 1995, n° XRIOM070995X.
- 3 Civ. 2e 18 juin 1997, n° 95-20.652.
- 4 Civ. 3e 4 février 1971, n° 69-14.964, Bull. civ. III, n° 80 ; JCP 1971, II, 16781, 1re espèce, note R. LINDON.
- 5 Civ. 2e, 19 novembre 1986, n° 84-16.379, Bull. civ. II, n° 172 ; D. 1988. 16, note A. ROBERT.
- 6 Civ. 2e, 13 septembre 2018, n° 17-22.474, Bull. civ. II, n° 176 ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. DROSS.
- 7 Civ. 3e 3 novembre 1977, n° 76-11.047, D. 1978, 434, note F. CABALLERO.
- 8 En ce sens Ph. BRUN, Responsabilité extracontractuelle, Lexisnexis, n° 523.
- 9 R. AMARO, Rép. Civ. Dalloz, Troubles de voisinage, n° 86.
- 10 Bordeaux, 2 juin 2016 et sur la même affaire, Civ. 2e, 14 décembre 2017, n° 16-22.509, D. 2018, 995, note G. LERAY.
- 11 E. BOTEREL, AJDI 2021, 354.
- 12 A. DENIZOT, RTD civ. 2021, 490.