Grandes traversées et petits voyages
- Egle Barone Visigalli
Directrice de l’École Nature Recherche (ENR)
EAS-Paris 1, Panthéon-Sorbonne
I. Pourquoi se déplacer?
« Caelum, non animum mutant qui trans mare currunt », si Horace avait raison alors pourquoi voyager? Parmi toutes les autres espèces, Homo Sapiens a fait du voyage un moteur civilisationnel et une pratique ontologique. On part depuis toujours à la recherche de ressources et de richesse, de gloire, de savoir, pour fuir une situation insupportable, pour se di-vertir (toujours une sorte de fuite, donc). Il a fallu la crise écologique actuelle pour que les voyageurs sensibles à l’environnement réhabilitent un certain immobilisme et boudent les grandes traversées. Quid des autres espèces? Celles qui seraient mues par la nécessité, et qui obéiraient au pur instinct, inscrit dans leur ADN (d’ailleurs comment fonctionne-t-il réellement cet étrange lien corps/esprit?) Les animaux voyageurs, oiseaux migrateurs, mammifères terrestres ou marins, insectes, parcourent parfois des centaines, voire des milliers de kilomètres, pour survivre, se reproduire, trouver des conditions de vie favorables. Mais les déplacements ont aussi des raisons sociales, affectives, sont le fruit de choix délibérés. D’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un rivage à l’autre, ou simplement en traversant la rue, les êtres vivants se déplacent.
II. Migrer
L’histoire des migrations animales est bien longue. Une chose est certaine, elle a redessiné le monde. Les changements climatiques en sont grandement responsables. L’exemple le plus cité de migration préhistorique entre Eurasie et Amériques est, bien sûr, celui du passage par le détroit de Behring glacé, la langue de terre qui, entre 20000 et 11000 ans avant notre ère, permettait aux espèces terrestres, dont la notre, de réaliser la traversée intercontinentale. Bisons (Bison priscus), mammouths laineux (Mammuthus primigenius) et cervidés ont colonisé les plaines nord-américaines et ont prospéré dans les environnements glaciaires. Dans l’autre sens, les ancêtres des chevaux modernes (Equus) ont migré vers l'Eurasie. Ces mêmes espèces, qui finirent par s'éteindre en Amérique, seront réintroduites des millénaires plus tard par les colons européens. À la fin du Pléistocène, beaucoup d’espèces de grande taille ayant migré entre l’Ancien et le Nouveau monde avaient disparu. Le réchauffement global et la fonte des glaciers avaient transformé leurs habitats et réduit les ressources. L'arrivée des hommes, suivant la mégafaune le long des mêmes routes migratoires, en détermina la fin et entraîna divers déséquilibres écologiques qui transformèrent les écosystèmes nord-américains, remplaçant les grands animaux par des espèces de plus petite taille, plus opportunistes.1
Depuis toujours, des millions d'espèces se déplacent durant toute leur vie, en s’orientant dans le maillage complexe du monde que nous ne percevons pas, guidées par des mécanismes biologiques quasi magiques, des repères visuels qui leur sont propres, la capacité à lire les champs magnétiques terrestres... Les hirondelles et les oies cendrées traversent chaque année les continents et nos vies, source éternelle d’émerveillement. La « Homing season » désigne la période qui voit les oiseaux revenir de leur migration, autrement dit : ils rentrent à la maison. Parfois, mais trop rarement, ce sont les hommes qui aident les autres « à faire leur nid ». Le beau film de Tamar Hassan, « Homing », suit les migration des hirondelles noires d’Amérique du Nord. Délogées il y a des siècles par la colonisation du continent, elles doivent compter sur l’hospitalité de l’espèce humaine pour y revenir. « Homing » restitue leur voyage depuis l’Amazonie et les modalités du secours mises en place.2
Quant aux insectes, en général oubliés par les récits humains glorifiant les migrations sauf pour en déplorer la capacité de nuisance, ils comptent parmi les voyageurs les plus courageux. Le voyage des papillons monarque excède la vie de l’individu et se déroule sur plusieurs générations : cette espèce migre chaque année entre le Canada et le Mexique, sur une distance allant jusqu'à 4 000 kilomètres!3
Si on change de milieu, et que l'on passe des airs à l’eau, nous avons pléthore d’exemples de prouesses migratoires, comme celle des tortues marines, qui parcourent des milliers de kilomètres pour revenir pondre sur les plages où elles sont nées. Ces animaux ressentent la philopatrie (que les hommes aussi connaissent si bien), un sentiment qui est presque le synonyme du homing. Les grandes tortues Luth par exemple traversent les océans Atlantique, Indien et Pacifique : en Afrique, leurs principaux sites de nidification sont le Gabon, le Congo Brazzaville, et l’Angola. En Amérique, elles reviennent pondre en Guyane, au Suriname et au Guyana.4 Les voir pondre est une expérience inoubliable, que l’on devrait pourtant s’interdire pour ne pas les déranger, la ponte étant devenue une sorte d’attraction touristique, notamment en Guyane. D’autres grandes voyageuses, les baleines à bosse, migrent chaque année entre les eaux froides des régions polaires, riches en nourriture, et les eaux tropicales. Il s’agit de trajets de milliers de kilomètres, qui nécessitent d'immenses capacités d'orientation et d'endurance. Les saumons aussi effectuent des voyages extraordinaires. Pour se reproduire, ils remontent de l'océan aux rivières jusqu'à leur lieu de naissance, au prix d’incroyables efforts.
Les exemples de migrations terrestres sont tout autant innombrables. Je pense aux bisons des plaines américaines qui, dans leur lointain passé, avaient déjà changé de continent, et qui, avant leur extermination par les colons européens, parcouraient inlassablement des milliers de kilomètres. On peut aussi citer les milliers de gnous et de zèbres migrant à travers la savane africaine, en quête de pâturages... Pendant des millénaires, leurs déplacements ont été la garantie de la régénération des sols.5 Au fil du temps, les barrières anthropiques (nos structures et infrastructures), la destruction des habitats et le changement climatique ont profondément chamboulé ou arrêté les pratiques migratoires.
III. Le voyage comme décision autonome
Et puis, il y a les autres voyages, fruit de décisions individuelles : le homing qui n’est pas lié à la reproduction, la recherche de liberté, la fuite face à la souffrance. Chiens et chats domestiques sont capables de parcourir des kilomètres pour retrouver leur maison et leur famille. Comment s’orientent-ils? Par les sens et l’amour, par la mémoire et l’attachement aux lieux et aux êtres. Parmi les milliers d’histoires qui émaillent les récits en tout genre, je retiens celle récente de Cocci la chatte qui a parcouru 600 kilomètres entre l'Orne et la Meuse6. Après le déménagement de ses propriétaires en Normandie, elle a été retrouvée 13 mois plus tard près de son ancien domicile. Le chat aurait une mémoire spatio-temporelle, il serait capable de se repérer dans l'espace en fonction des expériences vécues, son odorat est 70 fois plus développé que l'odorat humain, et son ouïe trois fois plus. Il est nyctalope, et la nuit il y a moins de dangers liés à la circulation et aux mauvaises rencontres.7
Les récits concernant les chiens qui retrouvent leur maître même à des milliers de kilomètres de distance et après plusieurs années sont innombrables, l’affection et le flair s’alliant à la magnétoréception. L'idée que les animaux perçoivent le champ magnétique terrestre a été d’abord rejetée par les physiciens et les biologistes, affirmant que le champ magnétique terrestre est bien trop faible pour être détecté par un organisme, et qu’il n'existe aucun mécanisme biologique capable de convertir les informations du champ magnétique en signaux électriques utilisés par le système nerveux. Au fil du temps, les preuves que les animaux perçoivent effectivement ces champs se sont accumulées. Il est désormais évident que divers animaux, mollusques, insectes ou vertébrés comme les tortues de mer et les oiseaux, exploitent les informations du champ magnétique terrestre pour guider leurs déplacements sur de grandes ou de petites distances.8
Mais il y a aussi des histoires qui finissent mal, des animaux qui ne rentrent jamais et d’autres, épris de liberté, qui choisissent de partir. Certains animaux semblent s'engager dans des déplacements exploratoires, motivés non par un besoin immédiat, mais par l’envie de découvrir des nouveaux territoires ou de rencontrer des individus de leur espèce (ce qui est fréquent chez les chats, même stérilisés). Les corbeaux, les corneilles et les corvidés en général, sont des explorateurs nés, le voyage étant encore l’une des manifestations de leur intelligence exceptionnelle. Si le contexte change, ces oiseaux s’adaptent. Les corneilles et les corbeaux freux, par exemple, ont modifié leurs parcours migratoires en Europe. Ils deviennent de plus en plus semi-sédentaires, s’installant surtout dans les milieux urbains et se limitant à des déplacements plus courts, les hivers étant plus doux.9
Chez les animaux domestiques, le voyage exploratoire est souvent interprété comme une fugue, mais en réalité un chien qui quitte sa maison pour une journée peut vouloir simplement explorer son environnement, par curiosité, tout en sachant qu'il reviendra chez lui. Ce comportement, source d’angoisse pour les humains attachés à leurs compagnons, démontre une volonté d’indépendance, le désir d'interagir avec le monde extérieur, ou la volonté… de déménager. Un beau jour, le chien Gicu fuit Paris et le bruit de la place Monge et pour cinq ans erre de département en département sans se faire attraper. Il sera retrouvé par sa propriétaire dans les Yvelines et elle mettra du temps à pouvoir l’approcher. Il n’est jamais revenu à Paris et à trouvé une nouvelle maitresse et une nouvelle maison avec jardin… à la campagne! Quelles raisons ont motivé cette fugue? pas la maltraitance, car la propriétaire de Gicu l’aimait et l’a recherché inlassablement, mais, semble-t-il, un véritable goût pour la liberté et peut-être, une véritable aversion pour la ville, ses odeurs et ses bruits.10
D’autres animaux, domestiques ou captifs, entreprennent des voyages pour échapper à la souffrance. Ils fuient des maîtres maltraitants, des conditions de vie insoutenables, l’enfermement, des situations émotionnelles stressantes.
IV. Changement de rivage en Amazonie
Dans le cadre de nos recherches sur les relations historiques entre les êtres vivants en Amazonie franco-bresilienne, nous avons consacré plusieurs missions à la région frontalière entre le Parc Amazonien de Guyane et le Parc des Tumuc Humac au Brésil, où sont situés les villages amérindiens Tupi Guarani et les avant-postes de l’orpaillage clandestin brésilien.
Le fleuve Oyapock constitue la frontière naturelle entre la Guyane et le Brésil ; sur un rivage, se trouvent les villages amérindiens Wayapi et Teko et les peuples Tupi-Guarani, installés depuis le XVIIIe siècle, sur l’autre, les hameaux de Vila Brésil et Ilha Bêla.
Vila Brasil, ex comptoir de l’orpaillage clandestin, s’est reconvertie à l’agriculture et au commerce. Depuis la fin des années 1990, nous assistons à la naissance d’une culture amazonienne forestière assez originale, qui présente des inversions intéressantes dans la relation entre les hommes et les autres êtres vivants.
Chez les Amérindiens, animistes en dépit des missions évangélisatrices qui se sont succédées depuis le XVIIe siècle, le quotidien de animaux domestiques est assez dur, leur rôle étant surtout utilitaire : les chiens sont utilisés pour la chasse et la garde, les chats, une nouveauté amenée par les occidentaux à partir de la deuxième moitié du siècle passé, sont prisés comme dératiseurs… Mais ni les uns ni les autres n'ont une place attitrée dans les maisons, et ils sont même abandonnés si malades ou mourants. Les chiens sont souvent attachés et peu nourris. Quelques animaux sauvages orphelins, comme des paresseux, peuvent être adoptés comme compagnons des enfants, on leur coupe les griffes et ils sont parfois relâchés une fois adultes. Nous avons assisté au triste sort d’un « chien bois » captif, (Speothos Venaticus) auquel on avait limé les dents et qui vivait enchainé, son propriétaire ayant peur pour l’incolumité des enfants.
Chez les orpailleurs ou ex-orpailleurs brésiliens, catholiques ou évangéliques, qui habitent le rivage d’en face et qui ont causé tant de dégâts à l’environnement forestier, le rapport aux animaux domestique est empreint, paradoxalement, d’une bien plus grande douceur.
A Vila Brasil, chaque famille ou presque a des chiens, des chats, des perroquets. Tous les animaux sont soignés et vaccinés, un vétérinaire vient de la ville, qui se trouve à plusieurs heures de pirogue, une ou deux fois l’an, et les habitants se cotisent pour le payer.
Les chiens de chasse, auxquels on attache beaucoup d’importance, sont enfermés la nuit dans des petites maisons en bois sur pilotis, pour les protéger des jaguars.
Nous avons assisté à la traversée à la nage, assez périlleuse, du fleuve Camopi, par un chien qui avait décidé de venir s’installer... du côté brésilien. Il semble que cela soit plutôt fréquent, les chiens choisissent de changer de rivage, d’humains, de vie.
Dans une étonnante inversion des pratiques et des discours, là où la cosmologie est tissée dans la trame de la nature et les mythes fondateurs parlent de continuité entre tous les vivants, les rapports aux animaux sont souvent empreints de dureté et d’indifférence. En revanche, chez les brésiliens du front pionnier, souvent des hors la loi, la relation aux animaux domestiques est empathique et proche de celle des cultures occidentales urbaines. Les animaux, ici au fond de la foret amazonienne, où la vie est dure et précaire, sont des véritables compagnons de vie.
En conclusion
Les animaux parcourent parfois de longues distances au péril de leur vie, avec courage et détermination. Ils migrent, explorent, changent d’environnement, s’enfuient, reviennent à la maison.
Au delà des besoins de l’espèce, les voyages librement entrepris nous montrent, une fois de plus, que les vivants non humains sont des êtres qui pensent, planifient, se souviennent, aiment, détestent et choisissent.
Sources et bibliographie
Barone-Visigalli Egle, Lestel Dominique, Nogara Federico, 2013 -2014, Animaux, hommes et plantes en Amazonie: un réseau d’histoire, programme HNPM CRILLASH-CADEG, Équipe interne, Rapport de mission non publié.
Benediktová Cateřina et al. (2020), L'alignement magnétique améliore l'efficacité de la recherche de repères par les chiens de chasse, eVie 9:e55080. https://doi.org/10.7554/eLife.55080
Desprez Vinciane et Van Doreen Thom (2022) Dans le sillage des corbeaux, Actes Sud
Faure Caroline, "Le comportement du chat et la relation homme-chat : étude après enquête auprès de 471 propriétaires", Médecine vétérinaire et santé animale. 2007, ffdumas-0455907
Fretey Jacques, Les tortues marines de Guyane, Cayenne, Plume Verte, 2005.
Johnsen S. et Lohmann K.J. (2008), Magnétoréception chez les animaux, Physics Today, 61: 29–35.
Pastoureau Michel (2021) Le corbeau, une histoire culturelle, Éditions du Seuil.
Mots- clé: histoire animale, anthropologie de la nature.
- 1 Je ne parlerai pas ici des migrations animales induites, car il ne s’agit pas de déplacements spontanés.
- 2 https://www.cinemadureel.org/films/homing-2
- 3 Le Danaus plexippus plexippus, est malheureusement entré sur la liste rouge de l’UICN des espèces menacées dans la catégorie «En danger». Il est menacé par la destruction de son habitat et les changements climatiques. https://uicn.fr/liste-rouge-uicn-le-papillon-monarque-migrateur-desormais-en-dangers/
- 4 Jacques Fretey, Les tortues marines de Guyane, Cayenne, Plume Verte, 2005.
- 5 UICN, État des aires protégées et de conservation d’Afrique Orientale et Australe,https://portals.iucn.org/library/sites/library/files/documents/2020-034-Fr.pdf
- 6 https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/22953-cette-chatte-traverse-la-moitie-de-la-france-pour-regagner-son-domicile/
- 7 Caroline Faure, Le comportement du chat et la relation homme-chat : étude après enquête auprès de 471 propriétaires. Médecine vétérinaire et santé animale. 2007, ffdumas-04559074
- 8 Johnsen, S., et K.J. Lohmann. 2008, Magnétoréception chez les animaux,Physics Today,61: 29–35; Cateřina Benediktová et al. (2020), L'alignement magnétique améliore l'efficacité de la recherche de repères par les chiens de chasse. https://doi.org/10.7554/eLife.55080
- 9 Michel Pastoureau ,Le corbeau, une histoire culturelle ; 2021 ; Éditions du Seuil; Vinciane Desprez et Thom Van Doreen, Dans le sillage des corbeaux, Actes Sud, 2022.
- 10 https://www.leparisien.fr/paris-75/paris-75005/lincroyable-periple-du-chien-gicu-retrouve-seul-dans-les-yvelines-5-ans-apres-avoir-fugue-de-paris-17-12-2023-ICV4R356LBCKZJ4GKLJZ7UXOPA.php 11=Barone Visigalli Egle, Lestel Dominique, Nogara Federico, Animaux, hommes et plantes en Amazonie: un réseau d’histoire, programme HNPM CRILLASH-CADEG, Équipe interne, Rapport de mission.