Voyager sans y laisser des plumes : enjeux humains et diplomatie interspécifique dans les migrations de la cigogne blanche
- Laurent Zimmermann
Professeur agrégé d’Histoire-Doctorant en Géographie
Université de Haute-Alsace - CRESAT
1. En septembre 2013, un pêcheur égyptien contacte la police locale après avoir repéré ce qu’il décrit comme un canard harnaché d’une étrange machine. La police, qui interprète cette intrusion comme celle d’un canard muni d’un dispositif d’espionnage, probablement au service d’Israël, s’empresse d’arrêter le volatile suspect. Après enquête, il s’avère que le canard est en fait une cigogne blanche, et que le dispositif espion n’est en réalité qu’un système GPS utilisé par des ornithologues étudiant les parcours migratoires de l’échassier. Une fois l’erreur judiciaire reconnue, l’oiseau, désormais baptisé Menès par une foule d’internautes curieux, est heureusement relâché, mais termine néanmoins son aventure dans l’assiette d’un chasseur sur une île du Nil1.
2. A l’image du département de géographie de l’université de Santa Barbara qui relate les faits dans un article dont le titre « If it walks like a duck and talks like a duck, it’s probably a stork or a spy »2 révèle d’emblée l’ironie, la presse internationale comme les internautes locaux3 s’entendent pour dénoncer l’apparente absurdité de la situation. Néanmoins, cette affaire illustre parfaitement les problématiques d’une géographie humanimale4 à l’intersection des préoccupations environnementales, culturelles et politiques de la discipline : en franchissant les frontières des Etats situés le long de sa route migratoire, Menès rencontre en effet des sociétés humaines diversement disposées à son égard, révélant des constructions culturelles qui interagissent avec sa capacité à poursuivre sa migration. Cette contribution souhaite donc interroger le parcours migratoire des cigognes blanches en tant que co-construction entre les sociétés humaines dans leur diversité, et l’oiseau considéré en tant qu’acteur doué d’une agentivité : quelles sont les influences que les sociétés humaines exercent sur les pratiques spatiales des cigognes blanches, et comment, en retour, celles-ci participent-elles aux constructions culturelles humaines ?
3. L’étude de cette co-construction impose une réflexion sur les origines des pratiques migratoires des cigognes blanches, mais aussi sur celle de leur connaissance, de leur compréhension et de leur interprétation par les sociétés humaines. La nature des liens que les différentes sociétés humaines construisent avec les cigognes permet en effet d’interroger la variété des expériences de vie des oiseaux, tout au long des routes migratoires. Celles-ci se révèlent très diverses dans le temps et l’espace, en fonction des dispositions des humains à leur égard, comme le montre l’exemple de la chasse. En réaction à cette multitude d’interactions possibles lors de leurs pérégrinations, c’est à une modification des pratiques spatiales des cigognes que l’on peut assister : parfois de leur propre fait, mais aussi parfois de celui des humains dans un objectif de protection, de réintroduction ou de renforcement des populations d’oiseaux, pouvant notamment se solder par une sédentarisation forcée ou choisie.
I. Des cigognes et des hommes : éléments d’une co-construction
A) Cohabitation, aires de distribution et migrations
4. L’étude des efforts menés par les sociétés humaines afin de comprendre les migrations des cigognes blanches témoigne donc d’une co-construction entre acteurs humains et non-humains : elle permet d’établir les influences humaines dans la constitution des routes migratoires, mais aussi de percevoir le rôle de ces migrations dans les représentations que différents groupes humains ont pu construire à propos d’eux-mêmes et de leur environnement.
5. Aujourd’hui, la cigogne blanche semble faire partie des espèces d’oiseaux les mieux étudiées et connues au monde5. La distribution de la population nicheuse en Europe concerne les régions méditerranéennes et tempérées du continent, de l’Espagne jusqu’au sud de la Suède au nord, et jusqu’à la mer Noire à l’est. Le reste de la population niche en Afrique du nord, au Moyen-Orient, et dans le Caucase. Quant aux zones d’hivernage, elles se situent principalement dans la zone subsahélienne, du Mali à la Mer Rouge, et le long d’une bande traversant l’est du continent de l’Egypte à l’Afrique du sud6.
6. L’étude récente de Schmölke et Thomsen7, s’appuyant sur les rapports de fouilles archéologiques mentionnant des restes animaux, confirme et développe l’idée selon laquelle la cigogne blanche, originaire d’Afrique, aurait progressivement colonisé de nouveaux territoires de nidification d’abord dans le sud de l’Europe, après la fin du dernier âge glaciaire il y a environ 11600 ans, puis dans l’est et le nord de l’Europe, à la faveur des défrichements et du progressif remplacement des forêts par les paysages ouverts de l’agriculture et des prairies dans les plaines. Schmölke et Thomsen relèvent ainsi que, jusqu’au Ve siècle, la limite de l’aire de distribution des cigognes blanches en Europe semble correspondre avec le limes romain, espace de transition entre paysages globalement marqués par l’agriculture (l’ager des Romains) au sud et à l’ouest de la ligne composée par le Rhin et le Danube, et paysages dominés par la forêt au nord et à l’est de cette ligne. La cigogne blanche, oiseau commensal, trouve en effet dans l’agriculture de plaine et les prairies humides la nourriture qui lui est nécessaire. La nidification en hauteur, sur un arbre ou une construction humaine dans un paysage ouvert et dégagé, offre également les conditions idéales pour se défendre des prédateurs et favoriser un vol plané économe en dépenses énergétiques : ainsi, à la fin du Ier siècle, le poète Juvénal témoigne de l’installation d’un couple de cigognes blanches en plein centre de Rome, sur le toit du temple de la déesse Concorde. Toujours selon la même étude, il faut attendre les grands défrichements, entre le XIe et le XIIIe siècle, pour trouver des traces conséquentes d’une présence des cigognes blanches au-delà de l’ancien limes romain, jusqu’aux rives de la Baltique.
7. L’aire de distribution de la cigogne blanche en Europe s’élargit donc en s’appuyant sur des modifications propices des paysages par les sociétés humaines, notamment vers le nord et l’est du continent. Mais si les conditions de nidification y sont favorables, la raréfaction des ressources en nourriture à partir de l’automne y rend d’autant plus nécessaire la migration saisonnière vers des espaces d’hivernage au sud. Aujourd’hui, deux principales routes migratoires reliant l’Europe aux zones d’hivernage en Afrique permettent d’identifier une population occidentale et une population orientale : la population occidentale, à l’ouest d’une ligne imaginaire allant du Danemark à l’Italie, traverse la Méditerranée par le détroit de Gibraltar ; la population orientale, à l’est de ladite ligne, traverse par le détroit du Bosphore. Ces routes migratoires sont donc, d’une part, le produit de l’opportunisme des cigognes trouvant auprès des sociétés humaines et de leur agriculture des zones de nidification adéquates ; et d’autre part, une conséquence des caractéristiques biologiques et morphologiques des cigognes, incapables de survoler la mer sur de longues distances, rendant nécessaire le passage par les détroits afin de gagner les zones d’hivernage.
B) Routes migratoires : les humains sur la piste
8. Longtemps, cette disparition saisonnière des cigognes a interrogé les sociétés humaines vivant à leur contact, générant réflexions et hypothèses visant une meilleure connaissance de leur environnement, mais aussi parfois une justification de choix politiques ou de sentiments identitaires.
9. Aristote, s’il a proposé l’hypothèse de la migration pour différentes espèces, pense néanmoins que la cigogne entre dans une forme d’hibernation expliquant sa disparition dès l’automne8. Cette affirmation fait loi pendant tout le Moyen Âge, jusqu’à Johann Wonnecke von Caub estimant en 1485 que « elle vole oultre mer et vole en grande compagnie et tourbe en Asye et chaudes régions »9, suivi de Pierre Belon qui écrit en 1555 qu’il est « tout arrêté que les cigognes se tiennent l’hiver en païs d’Egypte et d’Afrique »10. D’autres théories plus ou moins fantaisistes subsistent néanmoins jusqu’au XVIIIe siècle : certains pensent ainsi que les cigognes hibernent au fonds des marais, justifiant ainsi des pratiques de réanimation pour le moins étonnantes11. Mais en 1822, la découverte dans le nord de l’Allemagne d’une cigogne portant en travers du cou une flèche originaire d’Afrique centrale semble apporter la preuve concrète à l’hypothèse de la migration africaine12.
10. La compréhension des routes migratoires s’affine ensuite progressivement grâce à la pratique du baguage, développée d’abord par Motensen au Danemark, puis systématisée pour les cigognes par Johannes Thienemann de la station de Rossiten13 en Prusse orientale, lequel parvient à distinguer une population orientale passant par le détroit du Bosphore d’une population occidentale passant par le détroit de Gibraltar afin de rejoindre les zones africaines d’hivernage
C) Les migrations : des directions pleines de sens
11. La compréhension scientifique et objective des migrations des cigognes s’est également accompagnée de tentatives plus poétiques, ou même politiques, d’y apporter du sens par les constructions culturelles des sociétés humaines. La promotion de la cigogne au rang de symbole de l’Alsace francophile refusant la germanisation forcée après le traité de Francfort et son rattachement à l’empire Allemand en 1871 en est un exemple édifiant. L’échassier était déjà largement associé à des représentations très positives évoquant la fidélité et la piété filiale dans une bonne partie de son aire de distribution en Europe : mais l’annexion allemande pousse les auteurs et artistes francophiles d’Alsace à inventer un récit s’appuyant sur les migrations de la cigogne pour en faire « l’oiseau de France »14. Ainsi, l’oiseau nichant en Alsace part en migration en survolant la France à l’aller puis au retour, créant ainsi un lien physique entre le pays et ses provinces perdues de l’Est. Toute une production littéraire menée par des auteurs souvent réfugiés à Paris développe alors l’idée d’une cigogne refusant de nicher auprès des Allemands car reconnaissant le Rhin comme frontière naturelle, mais surtout apte à attester du caractère français de l’Alsace et des Alsaciens, dans une tentative de naturalisation des appartenances politiques à opposer aux réalités imposées par le traité de Francfort.
12. Cette interprétation politique et identitaire de la migration des cigognes blanches à des fins de légitimation de la souveraineté française face à la domination allemande est recyclée dans le contexte de la colonisation de l’Algérie. En effet, l’Algérie est présentée comme une compensation à la perte de l’Alsace et de la Moselle lors du traité de Francfort15. On convoque donc la migration des cigognes afin de créer un lien entre l’Alsace perdue et l’Algérie, appelée à devenir la nouvelle patrie des Alsaciens et Lorrains refusant la domination allemande : « Des liens bien plus intimes que pour nulle autre terre ne rattachent-ils pas l’Algérie à l’Alsace ? A l’heure sombre du deuil, lorsqu’il fallu trouver à beaucoup d’enfants de l’Alsace une patrie nouvelle, l’Algérie s’est offerte. Des villages entiers de notre colonie ne sont que des morceaux d’Alsace transplantés sous le ciel d’Afrique. Les cigognes (…) reconnaissent ici les frères de ceux dont les maisons leur sont là-bas hospitalières »16.
13. La présence des cigognes en Algérie est donc mobilisée afin de naturaliser la présence des colons originaires d’Alsace : les oiseaux présents en Algérie seraient les mêmes que ceux qui nichent dans la province perdue, en escale lors de leur périple migratoire, créant ainsi l’illusion d’une continuité et d’une légitimité à habiter ces territoires.
II) Traverser des sociétés différentes : l’exemple de la chasse
A) Chasser la cigogne : un tabou européen ?
14. Tout au long des routes migratoires, les cigognes rencontrent des sociétés diversement disposées à leur égard. Les représentations et valeurs que les humains associent à la présence de l’échassier dans les paysages qu’ils partagent expliquent des attitudes souvent contrastées, comme c’est le cas par exemple dans le rapport à la chasse. L’affaire de Menès en Egypte, relatée en introduction, illustre ces attitudes parfois diamétralement opposées, faisant de la cigogne une proie ou un tabou.
15. Ainsi, dans ses aires de nidification d’Europe, notamment dans l’espace germanique, la cigogne semble préservée de la chasse depuis des temps reculés : dans la Nef des Fous, Sebastien Brant nous apprend que le règlement de la ville de Sélestat interdit, en 1423, de tirer les cigognes sous peine d’amende17. Toujours en Alsace, mais à la fin du XVIIIe siècle, le poète Gottlieb Konrad Pfeffel met en scène la rencontre d’une mésange poursuivie par des chasseurs avec une cigogne imperturbable, assurée que les humains ne lui feront aucun mal, la considérant comme sacrée depuis la plus haute Antiquité18. Les motifs de cette protection sont en partie explicités par Johann Peter Ebel, poète de langue alémanique s’exprimant à la même époque que Pfeffel : dans son poème « Die Storch »19, il s’adresse à une cigogne de retour de migration au printemps, pour en faire le symbole de la paix revenue après les guerres napoléoniennes. En effet, pendant les combats, les terres ne sont plus cultivées, et les cigognes ne trouvent plus leur nourriture habituelle constituée des insectes et rongeurs que les travaux agricoles font d’ordinaire sortir de leurs cachettes, les offrant ainsi aux becs avides. Ce n’est qu’au retour de la paix, et donc des activités agricoles, que les cigognes reviennent nicher à proximité des hommes, les faisant percevoir comme des symboles de la paix revenue, qu’il serait bien funeste de vouloir chasser.
16. Néanmoins, ce tabou de la chasse à la cigogne semble ne longtemps concerner, en Europe, que les espaces de nidification. Ainsi, différentes sources attestent d’une chasse à la cigogne en France pendant les XIXe et XXe siècles, là où la cigogne est seulement de passage lors de ses migrations, au plus tard jusqu’à sa protection sur la totalité du territoire Français par l’arrêté ministériel du 17 avril 198120. Un ouvrage de 1867 mentionne cette chasse en Moselle et en Champagne, terres traversées par les cigognes mais moins concernées par la nidification : « Elle a été prise sur un grand nombre de points et quelquefois en nombre considérable. Ainsi, Hollandre rapporte dans sa Faune de la Moselle, qu’au commencement de septembre 1833, il s’en abattit plusieurs centaines dans un bois entre Gorze et Rézouville. Elles étaient tellement fatiguées que l’on en prit plusieurs à la main, et que l’on en tua plus de quarante. Des faits analogues ont été observés en Champagne21. »
17. Encore plus au sud le long de leurs routes migratoires, les cigognes blanches rencontreront pourtant à nouveau des populations dont la culture semble écarter, à priori, toute possibilité d’être tuée par un chasseur. Dans la tradition islamique, la cigogne est en effet un oiseau bénéfique, associé à la piété22. Son absence pendant la migration est associée au pèlerinage à La Mecque, dans un récit attesté du Maroc23 au Kurdistan turque24. Néanmoins, les récents massacres de cigognes à l’arme de guerre au Liban25 témoignent de l’impossibilité de considérer quelque espace qu’il soit comme habité par une population définitivement acquise à la cause de la cohabitation avec les cigognes.
B) Les « Pfeilstörche », ou le danger des itinéraires fléchés
18. A l’opposé de ce que la littérature européenne, notamment germanique, ainsi que la tradition islamique présentent comme un véritable tabou de la chasse à la cigogne, les mésaventures de Menès rappellent que l’échassier représente une source de protéines recherchée chez de nombreuses populations africaines dont les territoires sont traversés lors des migrations. Cette chasse qui menace les cigognes lors de leurs traversées des zones d’hivernage est attestée, du point de vue des Européens, depuis la découverte de la « Pfeilstorch », ou « cigogne à flèche » de Rostock évoquée plus haut, puis par au moins 25 autres cigognes transpercées d’une flèche d’Afrique australe ou orientale récupérées en Allemagne tout au long du XIXe siècle26.
19. Cette chasse aux cigognes est ensuite attestée lors de la période des indépendances des anciennes colonies d’Afrique : mais sa dénonciation par les auteurs européens est sans doute amplifiée par une volonté de marquer une différence, de créer une véritable infériorisation culturelle et civilisationnelle de l’indigène devenu indépendant. La postface de l’ouvrage d’un médecin alsacien exerçant en Algérie, réédité en 1963, juste après les accords d’Evian, affirme que « faute de gibier, bien des chasseurs s’en prennent aux cigognes (…). La situation est devenue si critique en Afrique, où les populations de mieux en mieux armées, tirent sur tous les oiseaux, sans respecter les codes de chasse, dont elles ne comprennent pas l’importance »27. Ce qui semble importer à l’auteur de ces lignes n’est donc pas la compréhension de différences entre pratiques culturelles, mais bien la dénonciation d’une prétendue infériorité, d’une incapacité à comprendre l’importance de ce qui est perçu comme universel car important aux yeux de l’ancien colonisateur. La mention de la propagation des armes peut également se comprendre comme une tentative d’ensauvager, de déshumaniser l’ancien colonisé devenu indépendant.
20. Néanmoins, la pratique de la chasse à la cigogne dans certaines parties des aires d’hivernage africains est notamment attestée, à notre époque, par les travaux du biologiste Holger Schulz. Lors d’une mission au Soudan, dont l’intérêt est d’affiner les connaissances sur les conditions d’hivernage des cigognes, il constate une chasse régulière de l’échassier représentant une source de nourriture peu onéreuse pour les populations locales, malgré la loi qui, en principe, la protège. Cherchant à mieux saisir l’ampleur du phénomène, Holger Schutz interroge les chasseurs à propos d’une autre espèce de cigogne, la cigogne d’Abdim, ou ciconia Abdimi, également très présente au Soudan. A sa grande surprise, les chasseurs lui répondent que ciconia Abdimi n’est jamais chassée, car perçue à travers des représentations et des valeurs très proches de celles portées par la cigogne blanche en Europe : pour les populations du Soudan, la cigogne d’Abdim est en effet considérée comme porteuse de pluie, mais est également associée aux naissances et à la fidélité, ce qui exclut d’après ses interlocuteurs toute possibilité de chasse28, témoignant de l’importance des constructions culturelles et des représentations dans les conditions que rencontrent les cigognes blanches sur leurs routes migratoires.
III) Des migrations remises en question
A) Expériences de sédentarisation forcée
21. Un premier recensement international de la cigogne blanche en Europe a lieu en 1934, à l’initiative du professeur Ernst Schütz de la station de Rossiten. Il est reconduit en 1958 et 1974, puis tous les 10 ans, coordonné par la NABU (Naturschutzbund, association allemande de protection de la nature) et Birdlife International29. Ces travaux permettent de confirmer le sentiment que plusieurs acteurs expriment depuis le début du XXe siècle : le déclin de la population de cigognes blanches, notamment de la population périphérique nord-ouest, correspondant globalement à celle de l’Europe Rhénane, de la Suisse aux Pays-Bas. Ainsi, il n’y a plus aucune cigogne nicheuse en Suisse en 1951, et il ne reste que 9 couples en Alsace en 197430. S’appuyant sur les travaux de Johannes Thienemann pour définir les causes de cette extinction à l’échelle locale, l’Alsacien Alfred Schierer et le Suisse Max Bloesch en arrivent à la conclusion que les cigognes disparaissent à cause des dangers rencontrés lors de leurs migrations : seulement 10% des cigognes parties en automne reviendraient alors au printemps31 ! Ils développent alors conjointement la méthode des enclos de réintroduction, reposant sur la sédentarisation forcée de l’oiseau.
22. Dans cette méthode, les cigognes sont élevées en captivité pendant trois années : on s’aperçoit en effet que, passé ce temps, elles perdent leur instinct migratoire et deviennent sédentaires, échappant ainsi aux dangers de la migration. Elles sont ensuite relâchées à proximité de l’enclos, où elles nichent librement, et nécessitent d’être nourries en hiver. La méthode est adoptée en Suisse, en Alsace, aux Pays-Bas et en Allemagne32, permettant la reconstitution de noyaux de population à l’échelle locale.
23. Cette méthode des enclos de réintroduction reposant sur une sédentarisation forcée, et donc sur la négation pure et simple de l’agentivité de l’oiseau, suscite des critiques et des contestations. Un réquisitoire surprenant contre la méthode est même mené dans un album des Schtroumpfs33, critiquant de façon détaillée les conditions de vie imposées aux cigognes dans les enclos. En Alsace, des enclos sont la cible d’actes de sabotage, et voient leur grillage découpé afin de permettre la fuite des cigognes34. Néanmoins, en 1995, un consensus semble s’établir autour de la Résolution de Russheim, signée par les associations rhénanes de protection de la nature impliquées dans la réintroduction ou le renforcement des populations de cigognes en Suisse, Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas : les ornithologues y mentionnent leur décision d’arrêter la méthode des enclos ainsi que le nourrissage hivernal, argumentant que « l’objectif principal du travail en faveur de la cigogne blanche consiste dans le maintien ou le rétablissement d’une population stable et autonome possédant toutes les caractéristiques de l’espèce vivant en liberté »35.
24. La fin de ces opérations de sédentarisation forcée laisse place à d’autres stratégies visant à permettre la diminution des dangers sur les routes migratoires de la cigogne. On peut à ce titre citer l’enfouissement des lignes électriques ou l’amélioration de leur visibilité pour les oiseaux afin d’empêcher collisions et électrocution36, mais aussi la renaturation de sites au détriment de l’agriculture intensive et la protection ou restauration de prairies humides37, afin de fournir aux cigognes des biotopes optimaux permettant autant la nidification qu’une étape lors de la migration.
B) Agentivité des cigognes dans l’évolution des pratiques spatiales
25. La remise en question des routes mais aussi du phénomène migratoire lui-même ne dépend pas seulement de la volonté des acteurs humains : elle s’explique aussi par les choix faits par des cigognes qui révèlent et démontrent ici leur capacité à agir en tant que sujets.
26. Ainsi, l’exemple de la population périphérique occidentale démontre que les routes migratoires changent selon les individus : si certaines cigognes continuent à passer le détroit de Gibraltar afin d’hiverner en Afrique, d’autres préfèrent s’arrêter avant, en Espagne ou au Portugal, ou encore dans le sud-ouest de la France, comme en attestent les suivis d’oiseaux par GPS38. Si différents aspects liés au réchauffement climatique sont mobilisés afin d’expliquer cette évolution39, la disponibilité en nourriture pendant l’hiver reste l’un des points déterminants dans le choix de sites d’hivernage plus proches. Le choix d’hiverner dans les marais de la côte Atlantique peut ainsi s’expliquer par la disponibilité chronique en nourriture grâce à la présence d’une espèce invasive, l’écrevisse de Louisiane : ainsi, si on ne comptait qu’une cigogne hivernante en Charente-Maritime en 1990, il y en a aujourd’hui environ 130 selon le responsable avifaune de la LPO40.
27. Le choix de l’hivernage, ou même de la sédentarisation en Espagne ou au Portugal au détriment de l’Afrique s’explique également par l’opportunisme des cigognes y trouvant de la nourriture à profusion, même pendant l’hiver : ce sont ici les sites des décharges d’ordures à ciel ouvert qui sont concernés, apportant aux oiseaux des ressources alimentaires les dispensant de poursuivre la migration au-delà du détroit de Gibraltar41. Mais ce choix d’écourter la route migratoire est porteur d’un paradoxe : car s’il permet à la cigogne d’éviter certains risques liés à la distance et aux conditions d’hivernage en Afrique, il en génère d’autres, relatifs à la qualité plus que discutable de la nourriture disponible dans les décharges. Des cigognes meurent notamment d’ingestion d’élastiques ou de plastiques qu’elles semblent confondre avec des vers, comportement que l’on observait déjà à proximité des décharges en France avant leur progressive fermeture impulsée par la directive européenne de 1999 sur les décharges. La mise en conformité de l’Espagne et du Portugal avec cette directive devrait conduire à une fermeture prochaine de plusieurs de ces décharges, posant la question de la future adaptation des cigognes à la perte prévisible de ces sites d’hivernage.
Conclusion
28. L’étude du « plan de vol » des cigognes blanches amène donc à percevoir les migrations comme un objet en construction perpétuelle, de la recherche de nouveaux espaces de nidification permise par les changements climatiques du début de l’holocène puis par les premiers défrichements, jusqu’aux adaptations aux changements globaux justifiant la réflexion contemporaine sur l’anthropocène. Les sociétés humaines, à leur tour, s’interrogent, interprètent l’absence et le retour saisonnier des cigognes dans des constructions culturelles dont dépendent ensuite l’accueil, les interactions et donc l’expérience de vie des oiseaux, dans une co-construction illustrant la formule d’Anna Tsing considérant la nature humaine comme une relation interspécifique42.
29. A propos de cette relation interspécifique, particulièrement bien documentée concernant la relation entre cigognes blanches et sociétés humaines, notre étude espère avoir conforté les arguments en faveur de la nécessaire prise en compte de l’agentivité des uns et des autres dans l’art délicat d’habiter la Terre. Les voyages des cigognes font en effet apparaitre le caractère entretissé des vies humaines et autres qu’humaines : en rencontrant diverses cultures et conditions, les populations de cigognes blanches peuvent être impactées, et impactent en retour les sociétés dans leur rapport au monde et à leur environnement.
30. S’ouvre alors le chantier d’une double négociation : entre sociétés humaines et cigognes afin de déterminer les termes d’une cohabitation avantageuse pour chaque partie, mais aussi entre sociétés humaines devant s’accorder sur les effets de leurs actions sur le reste du vivant.
31. Les migrations de la cigogne seraient-elles aptes à assumer le rôle de vecteur d’une mise en réseau des sociétés humaines pour une meilleure gouvernance mondiale, prenant acte d’une nécessaire diplomatie interspécifique ? C’était du moins l’un des vœux déjà exprimé par Johannes Thienemann au lendemain de la Première Guerre mondiale, à propos de son réseau de correspondants impliqués dans le suivi des cigognes baguées43.
Mots-clés : Cigognes blanches, migrations, sédentarisation, représentations, agentivité.
- 1 Conal Urquhart, « Arrested spy stork killed and eaten after release in Egypt », The Guardian, 7 septembre 2013.
- 2 Site internet du département de Géographie de l’Université de Santa Barbara.
- 3 https://legacy.geog.ucsb.edu/if-it-walks-like-a-duck-and-talks-like-a-duck-its-probably-a-stork-or-a-spy/, consulté le 10 novembre 2024. Amira Al-Hussaini, « #spyduck, le canard-espion met en joie toute l’Egypte », Global Voices,1 septembre 2013.
- 4 Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jerôme Michalon, « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale », Carnets de géographes, 5-2013. Les auteurs y décrivent la géographie humanimale comme une géographie qui ne s’interroge pas seulement sur la localisation des animaux, mais sur la spatialisation des relations entre humains et autres qu’humains.
- 5 Jonah Gula, K.S. Gopi Sundar, Sandi Willows-Munro, Colleen T.Downs, « The state of stork research globally : a systematic review », Biological conservation, volume 280, avril 2023. https://doi.org/10.4000/cdg.1046
- 6 Marc Duquet, La cigogne blanche, Delachaux et Niestlé, Paris, 2018. https://doi.org/10.1016/j.biocon.2023.109969
- 7 Ulrich Schmölke et Kai-Michael Thomsen, « Prehistorical and historical occurrence and range dynamic of the Eurasian Spoonbill and the White Stork in Europe », Journal of ornithology, 2024
- 8 Jean Dorst, « Le problème des migrations vu par les anciens », Revue d’écologie, 3-1950, p.113-127. https://doi.org/10.1007/s10336-024-02206-8
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- 26 Ragnar Kintzelbach, Das neue Buch von Pfeilstorch, Basilisken Presse, Marburg an der Lahn, 2013.
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- 35 Cigogne Suisse, Bulletin n°46, 2016-2017, p.12.
- 36 Bulletin de liaison du Comité National Avifaune, n°6, mars 2009.
- 37 Conservatoire des sites Alsaciens. Retour d’expérience sur la restauration des prairies humides, 2015.
- 38 James Cheshire et Oliver Uberti, Atlas de la vie sauvage, Les Arènes, Paris, 2017.
- 39 Mikaël Jaffré, Migration des oiseaux et changement climatique :analyse des données de migration active en France et en Europe, Thèse de Doctorat, soutenue le 17/12/2012 à l’Université Lille 1.
- 40 Fabien Paillot, « Réchauffement climatique : les cigognes ne migrent plus vers l’Afrique, et c’est une mauvaise nouvelle », Le Parisien, en ligne, 7 janvier 2023.
- 41 ACROLA, Suivi des cigognes blanches en Loire-Atlantique. Bilan 2020.
- 42 Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, Paris, 2017.
- 43 Johannes Thienemann, « XIX. Jahresbericht der Vogelwarte Rossiten der Deutschen Ornithologischen Gesellschaft », Journal für Ornithologie, n°69, 1921, p.1-13. Cité dans Raf de Bont, « Poetry and precision : Johannes Thienemann, the Bird Observatory in Rossiten and Civic Ornithology, 1900-1930 », Journal of the History of Biology, volume 44, n°2, 2011, p.171-203 https://www.jstor.org/stable/41488400