Dossier thématique : Points de vue croisés

Agir contre le trafic de la faune sauvage au Pérou : le projet de conservation Ikamaperu

  • Hélène Collongues
    Fondatrice d'Ikamaperu
    Autrice de "Uyaïnim. Mémoires d'une femme jivaro" (Actes Sud, 2022)
  1. L’histoire du projet de conservation Ikamaperu débutait il y a trente ans dans le Nord-Est de l’Amazonie péruvienne. Partout nous étions témoins du grand massacre de la biodiversité dans l’impunité la plus totale. Animaux vivants, viande de brousse, carapaces, dents, crânes, crocs, peaux, plumes, becs, tout se trouvait étalé sur les marchés : à chacun son ragoût, son petit jouet vivant, son ornement, son aphrodisiaque ou son médicament miracle dans la joyeuse insouciance des lois jamais appliquées.
  2. Dans les communautés Awajun de l’Alto Mayo avec lesquelles je travaillais, je découvrais les répercussions dramatiques de l’invasion de leurs territoires, de la monoculture imposée et de la destruction de la faune sur la vie, la culture et l’âme même de ces sociétés de la forêt.
  3. Avec l’aide des communautés Awajun, puis des Kukama Kukamiria, nous avons créé deux sanctuaires pour les grands primates amazoniens issus du trafic et menacés de disparition. Située au milieu des populations de chasseurs et sur la route du trafic fluvial, le centre de la Media Luna devait devenir le lieu idéal pour la réhabilitation des animaux issus du trafic. Il fallait prendre le mal à la source : la chasse commerciale et le trafic de faune sauvage.


  4. Avec la déforestation massive s’ouvraient, dans des écosystèmes encore préservés, des voies d’accès pour les forestiers illégaux, mises à profit ensuite par les braconniers professionnels. Jusqu’à maintenant, la demande internationale mais aussi locale, provenant des villes d’Amazonie et de la côte péruvienne, alimente un commerce lucratif ; le quatrième, on le sait, après celui de la drogue, des armes et du trafic de personnes.
  5. Les populations amazoniennes, abandonnées par l’Etat, sont sollicitées par les trafiquants pour dénicher les jeunes aras, les bébés toucans, prendre des multitudes de perroquets au filet et se procurer le plus possible de jeunes primates, c’est-à-dire en tuant les mères. Ces communautés sont passées d’une chasse traditionnelle de survie familiale à une chasse commerciale.
  6. Le voyage est la première épreuve subie par les bêtes. Pour ne pas être repérés, les trafiquants entassent les animaux dans des espaces minuscules sous une bâche ; le voyage se passera à bord d’embarcations au moteur assourdissant, sans eau, sans nourriture, dans l’obscurité. Parfois on les informe d’un contrôle et le bateau déviera sa trajectoire vers une berge discrète ou ils passeront la nuit en attendant de repartir. D’Iquitos à Yurimaguas, il y a 14 heures de bateau et le voyage ne s’arrête pas là, il se poursuit par la route ; les trafiquants redoubler alors de prudence. Certes, les contrôles sont rares et certains policiers sont arrangeants, mais on prend malgré tout des précautions. Les bébés aras sont mis au milieu des poules dans des casiers et on s’assure que les oiseaux ne pousseront pas de cris en les plongeant dans l’eau : les aras trempés seront silencieux mais ils deviennent sensibles aux pneumonies, en passant des trente degrés de l’Amazonie à l’humidité et la pollution de Lima. Tous les perroquets auront les ailes coupées, ils seront souvent éjointés.
  7. Au cours de ces longs voyages et longues détentions, 80% des animaux périssent. Au vu de ces pertes et de l’état dans lequel nous recevons les animaux confisqués, on peut s’interroger sur la rationalité des trafiquants. Mais le mythe d’une Amazonie inépuisable est tenace d’autant qu’il sert les intérêts de ceux qui la pillent. Alors que ceux qui auront survécu seront enfin arrivés à Chiclayo ou à Lima, d’autres prendront déjà le relais, toujours dans des recoins obscurs, à l’abri des regards, car une partie a été « commandée » par des amateurs ou des revendeurs. Le trafic n’est jamais interrompu.
  8. Au cours des confiscations auxquelles j’ai assisté, on est stupéfait des conditions d’hygiène invraisemblables dans lesquelles ces animaux sont transportés ou détenus. Ils croupissent dans leurs excréments, mêlés à des débris de nourriture. Toutes sortes d’espèces différentes se retrouvent entassées les unes sur les autres, les prédateurs face à leurs proies, les animaux malades ou mourants avec les animaux sains, eux-mêmes en état de choc et refusant de se nourrir pour la plupart. Parmi les jeunes singes laineux ou atèles confisqués dans ces lieux, et que nous recevons à la Media Luna, la plupart meurent peu de temps après leur transfert. Ils sont dans une telle condition de dénutrition, de stress et de dépression qu’ils ne résistent pas à un autre voyage. On découvre, à la nécropsie, leurs petits poumons noircis par la pollution.


  9. Et puis il y a ceux qui seront achetés par une famille pour servir de jouets aux enfants… jusqu’à ce que l’on se fatigue d’un animal qui ne veut plus se laisser habiller comme une poupée ou qui devient agressif et qui casse tout dans la maison lorsqu’il grandit. Ceux-là sont perdus pour leur espèce. Méconnaissant totalement les besoins nutritionnels et psychologiques d’un primate, ils sont gavés de sucre et de sodas, parfois d’alcool, et nous arrivent diabétiques, le cœur enrobé de graisse, effrayés par leur propre espèce, incapables de s’adapter à nouveau à la vie sauvage.
  10. Certains ne feront pas de voyage et resteront à Iquitos ou Pucallpa, vendus sous le manteau à des zoos plus ou moins légaux, dont le but est d’attirer les touristes. La forêt amazonienne est faite pour cacher les animaux, ils sont difficiles à voir pour des gens pressés… une frustration pour beaucoup de ceux qui veulent emporter des images, des sensations et des selfies, pour mettre en valeur leur esprit d’aventure avec un perroquet sur la tête ou un singe dans les bras.
  11. Une autre destination pour les tortues, les pacas, ou les lézards : les restaurants typiques et, pour les locaux, de la viande de singe au même prix que le poulet.
  12. Enfin, ce sont encore d’autres circuits (souvent les mêmes que ceux du crime organisé) qui s’appuient sur des réseaux de fonctionnaires corrompus pour pourvoir les collectionneurs en espèces rares. Dans ce domaine, les réseaux sociaux et les plateformes ont étendu de façon exponentielle le trafic, en permettant des achats en direct d’espèces protégées et créant des modes : posséder un animal domestique original dit NAC (ou nouveaux animaux de compagnie) , posséder des félins ou de grands primates qui n’ont d’autre fonction que de nourrir le narcissisme d’inconscients et le crime organisé.
  13. Dans le domaine des lois, on a pu observer ces dernières années une amélioration dans la collaboration des autorités concernant les confiscations et les arrestations de trafiquants, mais les changements de politique et la puissance des lobbies qui font pression sur les parlementaires pour modifier les lois au profit de l’agrobusiness, des compagnies forestières et minières et au détriment des populations indigènes, créent une instabilité et un danger permanent pour la faune. Nous sommes abrutis de chiffres depuis des décennies, et ils sont chaque fois plus terribles : c’est 70% de la biodiversité qui a disparu irrémédiablement ces quarante dernières années et pourtant rien ne change, le trafic se porte admirablement. Le réel est devenu le quantifiable et les chiffres ne nous disent plus rien tandis que le découragement et le sentiment d’impuissance dominent.
  14. Il reste toutefois l’action, la diffusion des connaissances nouvelles en éthologie qui fait déjà changer nos comportements envers les animaux, le soutien et l’alliance avec diverses associations pour la protection de la faune sauvage ou encore le renforcement de réseaux d’informateurs qui permettent la confiscation d’animaux et l’arrestation de trafiquants. Nous voyons depuis des années l’impact de notre travail sur les populations locales : notre cinéma itinérant et le théâtre de marionnettes trouvent leur public et nous observons le lien affectif que les enfants tissent avec le vivant qui les entoure et qu’ils transmettent à leurs parents.
  15. Nous sommes nombreux, en Amazonie et ailleurs, à lutter sans nous décourager comme Sisyphe… Nous savons que les peuples autochtones, qui représentent 6% de la population mondiale, protègent 80% de la biodiversité de notre planète. Il nous revient, à nous tous, de les soutenir dans les nombreux projets de réparation du monde dans lesquels ils sont engagés.
     

    RSDA 2-2024

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