Droit sanitaire
La marge de manœuvre des États membres de l’Union européenne pour organiser la lutte contre une maladie animale réglementée, note sous CE, 18 octobre 2024, req. n° 473441
Mots clés : droit de l’Union européenne – santé animale – maladie réglementée – zoonose – brucellose – marge de manœuvre des États membres
1 En guise d’introduction, il semble indispensable de mentionner quelques éléments de présentation de la maladie animale dont il est question dans cette affaire. La brucellose est une maladie contagieuse provoquée par plusieurs bactéries. Si elle touche particulièrement les bovins, elle est susceptible d’infecter également les ovins, les caprins, les porcins ou encore les chiens, entre autres. Lorsque l’humain ingère du lait cru issu d’animaux contaminés, il s’expose à une maladie grave et invalidante1. Les animaux infectés, quant à eux, ont tendance à guérir spontanément à la suite d’un premier avortement ou d’une première mise-bas après la contamination.
2 Le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur le cadre réglementaire organisé par le ministre de l’agriculture pour lutter contre la brucellose, et particulièrement sur l’abattage systématique des troupeaux de bovins dont l’un des membres est atteint de brucellose. Une question majeure concerne la conformité du droit interne, dont l’arrêté en cause date de 20082, à la législation européenne sur la santé animale de 20163. À cet égard, cette affaire n’est pas sans rappeler une autre affaire tranchée par le Conseil d’État « Plaisir des fleurs », relative à un cheval abattu parce qu’il était atteint par l’anémie infectieuse des équidés. Bien que le Conseil d’État ait admis, dans ce dernier cas, l’existence d’un doute sur la légalité de la mesure d’abattage compte tenu de l’état du droit de l’Union européenne, ce doute ne présentait pas de caractère manifeste justifiant la suspension de la mesure d’abattage4. Dans le cadre de cette nouvelle affaire, les magistrats de l’ordre administratif n’ont aucun doute sur la légalité de la mesure de police sanitaire, et il convient développer leur analyse, tout en précisant déjà qu’à nouveau, la sphère de la santé animale a requis un arbitrage qui ne s’est pas révélé favorable à la vie des animaux.
3 En l’espèce, la Confédération paysanne a demandé au ministre de l’agriculture a minima de modifier les dispositions d’un arrêté ministériel prévoyant une obligation d’abattage total et systématique des cheptels de bovins en cas de détection d’un cas de brucellose bovine5. Cet arrêté date de 2008 et n’a pas fait l’objet de modifications depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle législation européenne sur la santé animale6.
4 À l’heure actuelle, le règlement européen classe la brucellose comme étant une maladie répertoriée au titre de son annexe II et les États membres doivent adopter des mesures de prévention et de lutte contre cette maladie. Bien qu’ils disposent d’une marge de manœuvre dans les mesures à adopter, ils ne sont toutefois pas totalement libres. Ainsi, un État « indemne de maladie » peut adopter une ou plusieurs mesures prévues aux articles 53 à 69 du règlement (au titre desquelles figure la mise à mort ou l’abattage des animaux susceptibles d’être contaminés mais qui ne peut être décidée que selon le profil de la maladie et le type de production et les unités épidémiologiques au sein de l’établissement7) et, si nécessaire, il peut mettre en œuvre un programme d’éradication obligatoire. La Commission européenne a adopté un règlement délégué décrivant les règles relatives aux programmes d’éradication notamment lorsqu’ils sont déclenchés pour lutter contre la brucellose8. Si un programme d’éradication est mis en œuvre, lorsqu’un cas de brucellose est confirmé, il est possible d’abattre tous les animaux dont le test s’est révélé positif ainsi que, si nécessaire, les animaux reconnus en tant que cas suspects9. En somme, lorsqu’il est prouvé qu’un animal d’un troupeau est atteint de brucellose, les animaux en contact avec cet animal contaminé peuvent être abattus si nécessaire.
5 Le droit interne réserve au ministre de l’agriculture la compétence pour organiser la prévention, la surveillance et la lutte contre les dangers sanitaires de première et deuxième catégorie10, parmi lesquels on retrouve les maladies dites réglementées11 et au titre desquelles figure la brucellose12. Ainsi, au titre de l’arrêté ministériel du 22 avril 2008, dès lors qu’un animal est infecté par la brucellose, l’ensemble du troupeau est considéré comme étant infecté13 et il appartient au préfet de prescrire l’abattage de tous les bovinés du troupeau, ainsi que les animaux des autres espèces sensibles reconnus infectés et détenus dans l’exploitation14. Cet abattage total du troupeau est obligatoire pour deux souches de brucellose, Brucella abortus ou Brucella mellitensis, et il peut seulement y être dérogé sur instruction du ministre pour les autres souches comme Brucella suis15. La Confédération paysanne conteste ces dispositions, considérant que cet abattage systématique n’est ni justifié, ni nécessaire, ni proportionné à l’objectif de protection de la santé publique poursuivi. Cette mesure de police porterait donc une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre, à la liberté du commerce et de l’industrie et au droit de propriété des éleveurs. Elle met également en avant l’atteinte à la protection du bien-être animal et des éleveurs.
6 Le Conseil d’État rejette la requête de la Confédération paysanne en développant trois points. Dans un premier temps, le juge administratif se concentre sur le caractère adéquat de la mesure qui vise à lutter contre des risques sanitaires et économiques. En ce qui concerne le risque sanitaire, le juge rappelle que cette zoonose est transmissible à l’homme, qu’il n’existe pas de traitement et que la vaccination ne serait pas envisageable au motif que les tests ne permettent ensuite pas de différencier entre un animal contaminé et un animal vacciné. La maladie est également vectrice de risques économiques puisqu’elle provoque des pertes en raison des avortements qu’elle engendre et des potentielles pertes de débouchés commerciaux puisque la contamination d’un troupeau impose de réaliser des tests de dépistage avant les exportations de bovins en provenance de France, vers les autres États membres de l’Union européenne puisqu’elle perd son statut de pays indemne de la maladie. Le caractère adéquat de la mesure d’abattage systématique d’animaux en contact avec un animal atteint de brucellose avec les objectifs sanitaires et économiques ne fait, pour le Conseil d’État, pas de doute. Pourtant, si de façon abstraite, l’abattage d’un troupeau dont un membre est contaminé vise un objectif sanitaire, en pratique, l’abattage d’animaux potentiellement sains ne saurait contribuer à satisfaire cet objectif sanitaire.
7 Dans un second temps, concernant le caractère nécessaire de la mesure, il apparaît que le risque de propagation de la maladie persiste en raison de la contamination de la faune sauvage dans certaines régions françaises. La Confédération paysanne n’a pas réussi à démontrer que la mesure dépassait ce qui était nécessaire pour parvenir à atteindre l’objectif de protection de la santé publique : le fait que des bovins aient développé un gène résistant à la maladie n’a pas été démontré ni que ces animaux seraient identifiables parmi un troupeau contaminé. La Confédération paysanne a également échoué à démontrer que l’abattage systématique était une mesure qui dépasse ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la santé publique en raison de l’existence de tests de dépistages. Elle a essayé de mettre en avant que chaque animal pourrait être individuellement testé et que seuls les animaux contaminés pourraient ainsi être abattus. Toutefois, il apparaît que les techniques de dosage sérologique des anticorps seraient imparfaites et conduiraient à des résultats faussement négatifs, alors même que c’est une technique déployée par l’Anses en 2021 lors d’une enquête épidémiologique à la suite de la contamination d’un troupeau. Les tests PCR, quant à eux, ne seraient pas suffisamment disponibles et leur utilisation ne serait pas opérationnelle (délai de résultat trop long, fiabilité insuffisante). Il serait toutefois intéressant de déterminer si la Confédération paysanne a échoué à démontrer que les tests PCR seraient efficaces en raison de l’absence de données scientifiques sur ce point, ou si ces données existent et ne seraient pas concluantes. En effet, dans la première hypothèse, l’absence de données disponibles pourrait être liée à l’absence de volonté politique de remplacer les abattages systématiques par des dépistages systématiques de tous les animaux. Enfin, le fait que d’autres États membres de l’Union européenne aient opté pour des mesures moins invasives que l’abattage d’un troupeau susceptible d’être infecté pour lutter contre la brucellose n’est pas un argument suffisant, selon le Conseil d’État, pour justifier le caractère non nécessaire de la mesure française.
8 En troisième lieu, et concernant cette fois la proportionnalité de la mesure au sens strict, la Confédération paysanne avance que les conséquences économiques de l’abattage systématique d’un troupeau pour un éleveur et les pertes de patrimoine génétique pour la filière seraient finalement hors de proportion avec l’objectif recherché. En réalité, et le juge administratif a déjà retenu cette position par le passé16, il estime que les modalités d’indemnisation du préjudice subi par l’éleveur sont « raisonnablement » en rapport avec la valeur du cheptel. En effet, sont pris en considération la valeur marchande des animaux abattus mais aussi les frais liés au renouvellement du troupeau. Les magistrats précisent également que les modalités d’indemnisation ne font pas obstacle à la possibilité de former un recours pour faute contre l’administration qui aurait tardé à mettre en œuvre les mesures d’abattage, et que ces pertes économiques doivent être « mises en regard » de celles incombant aux autres éleveurs qui risquent de perdre des débouchés commerciaux.
9 Le Conseil d’État rejette donc la requête de la Confédération paysanne qui cherchait à obtenir du ministre de l’agriculture qu’il impose des mesures moins invasives que l’abattage systématique d’un troupeau à la suite de la détection d’un seul cas de brucellose. Les arguments qu’elle a avancés n’ont toutefois pas convaincu les magistrats de l’ordre administratif et bien que la maladie n’ait contaminé qu’un seul animal d’un troupeau, la mesure prescrivant l’abattage de tous les animaux est maintenue en vigueur.
- 1 Organisation mondiale de la santé animale, Manuel terrestre, Chapter 3.1.4, Brucellosis (infection with B. Abortus, B. Melitensis and B. Suis).
- 2 Arrêté du 22 avril 2008 fixant les mesures techniques et administratives relatives à la prophylaxie collective et à la police sanitaire de la brucellose des bovinés, modifié.
- 3 Règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et modifiant et abrogeant certains actes dans le domaine de la santé animale (« législation sur la santé animale »), modifié.
- 4 M. Cintrat, « L’anémie infectieuse des équidés », À propos de Conseil d’État, 20 novembre 2023, req. n° 489253, RSDA, Chronique de droit sanitaire, 2023/2.
- 5 Arrêté du 22 avril 2008 précité.
- 6 Règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 précité.
- 7 Article 61 du règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 précité.
- 8 Règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les règles applicables à la surveillance, aux programmes d’éradication et au statut indemne de certaines maladies répertoriées et émergentes, modifié.
- 9 Article 27 du règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 précité.
- 10 Article D. 221-1 du code rural et de la pêche maritime.
- 11 Article L. 201-1, II, 1° du code rural et de la pêche maritime.
- 12 Article L. 221-1 du code rural et de la pêche maritime.
- 13 Article 16, I, 2° de l’arrêté du 22 avril 2008 précité.
- 14 Article 27, I, 7° de l’arrêté du 22 avril 2008 précité.
- 15 Article 30 alinéa 1 de l’arrêté du 22 avril 2008 précité.
- 16 V. not. CÉ, 17 oct. 2008, n° 291177, Gaz. Pal. n° 262, 19 sept. 2009, p. 15 et CÉ, 3e et 8e SSR, 2 juin 2010, n° 318752 (note C. Laurent-Boutot, RSDA 2010/1, pp. 98-101). Pour de plus amples développements, v. M. Cintrat, Recherche sur le traitement juridique de la santé de l’animal d’élevage, Thèse en droit, AMU, 2017, pp. 61 s.