Actualité juridique : Jurisprudence

Propriétés intellectuelles

I/ Absence de réservation du concept de maroquinerie sans matière d’origine animale

CA Paris, pôle 5 ch. 2, 14 juin 2024, n° RG 22/20621

 

1 – La société Ashoka commercialise une gamme de produits de maroquinerie dits éthiques, écoresponsables et d’origine non animale, dont les modèles de sacs « Paname » et « Mini Paname ». La société Minuit sur Terre propose également à la vente, sur son site internet, des produits de maroquinerie d’origine non animale, depuis 2017. Estimant que les sacs « Aventure » et « Escapade » de la société Minuit sur Terre reprennent les caractéristiques de ses propres sacs, la société Ashoka intente une action en contrefaçon de droits d’auteur, en concurrence parasitaire et, plus accessoirement, en dénigrement. Par un jugement du 3 novembre 2022, le Tribunal judiciaire de Paris rejette ses demandes. Il estime notamment que la preuve de l’originalité des sacs « Paname » et « Mini Paname » était insuffisamment apportée. En appel, la cour infirme le jugement sur ce point, en considérant que les « choix arbitraires et esthétiques » invoqués, « même s'ils empruntent au fonds commun de l'accessoire de mode existant avant 2019, font que l'aspect global des sacs considérés porte l'empreinte de la personnalité de leur auteur ». Toutefois, l’action est rejetée sur un autre motif, l’absence de caractérisation de la contrefaçon : les sacs litigieux « ne reprennent (…) pas les éléments caractéristiques des sacs "Paname" et "Mini Paname" dans une combinaison identique ou tout au moins une combinaison reprenant dans un même agencement les éléments caractéristiques ». L’absence de reprise des caractéristiques des sacs des demandeurs contribue également à écarter le moyen tiré du parasitisme.

2 – L’arrêt illustre le contentieux récurrent et inégalement passionnant existant en matière d’arts appliqués. L’un des enjeux est d’examiner dans quelle mesure le juge apprécie, dans ces espèces, la protégeabilité de la création antérieure invoquée sans confondre les conditions inhérentes au droit d’auteur (l’originalité) avec celles prévues en droit des dessins et modèles (la nouveauté, entendue comme l’absence d’antériorité, et le caractère « propre » impliquant suivant l’article L. 511-4 du Code de la propriété intellectuelle que « l'impression visuelle d'ensemble [que le dessin ou modèle] suscite chez l'observateur averti diffère de celle produite par tout dessin ou modèle divulgué avant la date de dépôt » ou de priorité). En l’espèce commentée, la cour résiste à la tentation de confondre originalité et nouveauté, en rappelant que « la notion d'antériorité est indifférente en droit d'auteur, celui qui se prévaut de cette protection devant justifier de ce que l’œuvre revendiquée présente une physionomie propre traduisant un parti pris esthétique et reflétant l'empreinte de la personnalité de son auteur ». Par contre, en soulignant qu’une caractéristique des sacs litigieux contribue à produire « une impression d'ensemble que ne dégagent pas les sacs "Paname" et "Mini Paname" », le juge cède à l’influence de la propriété industrielle, en visant l’apparence du produit telle que perçue par un observateur extérieur (forme dite externe), et non l’œuvre telle que conçue par son auteur (forme dite interne).

3 – L’arrêt illustre également le rôle complémentaire des actions en contrefaçon et en responsabilité civile délictuelle (en particulier en concurrence déloyale ou parasitaire). Cette complémentarité ne doit pas conduire, toutefois, à la réservation indirecte, via l’article 1240 du Code civil, d’éléments du domaine public, n’étant l’objet d’aucun droit de propriété intellectuelle. La cour le rappelle, au titre du principe de liberté du commerce et de l’industrie « qui implique qu'un produit qui ne fait pas l'objet d'un droit de propriété intellectuelle, puisse être librement reproduit, sous certaines conditions tenant à l'absence de faute par la création d'un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit ou par l'existence d'une captation parasitaire, circonstances attentatoires à l'exercice paisible et loyal du commerce ». Les deux parties se prévalaient en l’espèce d’agissements parasitaires de la part de leur concurrent. Pour le demandeur, il s’agissait là de compléter son action en contrefaçon (stratégie assez classique lorsque la protégeabilité des objets reproduits est incertaine sur le fondement des droits de propriété intellectuelle). L’action en parasitisme intentée à titre reconventionnel par le défendeur doit davantage retenir ici l’attention.

4 – La société Minuit sur Terre prétend que la société Ashoka aurait commis des actes de concurrence déloyale et de parasitisme en reprenant à l’identique, notamment, le concept de sac en cuir d’origine non animale, mais aussi son discours, ses éléments de communication et « l’ensemble de ses efforts pour mener à bien son projet ». La cour écarte le moyen, en soulignant que la société Minuit sur Terre n’établit pas « être à l'origine du "concept de sacs centrés sur l'utilisation de cuir d'origine non animale" ni a fortiori l'avoir "imaginé" comme elle le soutient, concept qu'elle ne saurait en tout état de cause s'approprier » ; « aucun effet de gamme n'est caractérisé par la simple commercialisation par deux sociétés concurrentes de produits fabriqués à partir de matière d'origine non animale et vegan qui correspond à une tendance de la mode actuelle ». Au titre du parasitisme, la cour relève que « la société Minuit sur Terre ne peut revendiquer un monopole sur la tendance dite "vegan" ni même sur la maroquinerie fabriquée à partir de matière d'origine non animale », puis que « l'utilisation de rubriques relatives à la vie animale, à l'environnement ou aux conditions de travail (…) est inhérente au domaine considéré. La société Minuit sur Terre ne peut s'approprier le fait (…) d'avoir recours au "crowdfunding" (…) et/ou à une répartition proportionnelle des sommes collectées ainsi qu'à la même association de défense des animaux de laboratoire (…). Le choix d'un chien comme mascotte ou simple référence ou de quatre images postées sur Instagram qui évoquent mais ne reproduisent pas celles de la société Minuit sur Terre, est insuffisant à caractériser les actes de suivisme systématique qui sont reprochés à la société Ashoka ».

 

 

II/ Accès aux documents administratifs relatifs à l’expérimentation animale vs. droit d’auteur : lorsque les chercheurs manquent d’originalité

TA Paris, 5ème section 4ème ch., 3 mai 2024, n° 2220291 et 2221455

5 – Notre précédente chronique1 a été l’occasion d’étudier les multiples recours administratifs intentés par des associations de défense des animaux en vue de se faire communiquer les documents afférents aux expérimentations animales menées à des fins scientifiques. Ce contentieux met souvent en présence, d’une part, le droit d’accès aux documents administratifs consacré par le Code des relations entre le public et l’administration et, d’autre part, la protection des données à caractère personnel et du secret des affaires. La conciliation de ces principes a été, dans ces espèces, assurée d’une manière théoriquement simple mais pratiquement assez complexe, en ordonnant la communication des documents sollicités « sous réserve de l'occultation ou de la disjonction des mentions relevant du secret de la vie privée et du secret des affaires »2. La présente décision s’inscrit dans cette même vague de recours administratifs, mais conduit à appréhender une nouvelle hypothèse de conflit de droits, impliquant cette fois-ci directement la propriété intellectuelle (ici le droit d’auteur).

6 – En l’espèce, l’association de défense des animaux One Voice demande à deux unités INSERM qu’elles lui communiquent les enregistrements audiovisuels de tests réalisés sur des animaux dans le cadre de projets de recherche. L’une des unités (le Neurocentre Magendie) oppose un refus, et l’autre (IPNP) ne répond pas. One Voice saisit alors la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) pour avis. Dans l’affaire Neurocentre Magendie, la CADA estime que les vidéos en cause sont protégeables par droit d’auteur et émet un avis défavorable à leur communication en raison du refus explicite de divulgation émis par leurs auteurs3. Dans l’affaire IPNP, elle émet par contre un avis favorable à la communication des enregistrements, sous réserve (dans l’hypothèse où ils seraient protégeables par droit d’auteur et où ils n’auraient pas déjà fait l’objet d’une divulgation) de l’autorisation de leurs auteurs. L’association saisit alors le tribunal administratif de recours en annulation des décisions (explicite pour l’une, implicite pour l’autre) de refus de l’INSERM. Elle soutient notamment que lesdites décisions sont entachées « d'une erreur manifeste d'appréciation quant à la caractérisation des documents demandés comme des œuvres de l'esprit » et « d'une erreur de droit résultant de l'inapplicabilité de l'alinéa 4 de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle aux agents des établissements publics à caractère scientifique et technologique ». Les deux affaires sont jointes en raison de leurs similarités.

7 – Après avoir cité l’article L. 311-4 du Code des relations entre le public et l’administration suivant lequel « Les documents administratifs sont communiqués ou publiés sous réserve des droits de propriété littéraire et artistique », le tribunal administratif expose le régime applicable aux créations de fonctionnaires en application du Code de la propriété intellectuelle. Pour le tribunal, « Ces dispositions impliquent, avant de procéder à la communication de documents administratifs qui constituent des œuvres de l'esprit n'ayant pas déjà fait l'objet d'une divulgation (…) créées par des enseignants, des enseignants-chercheurs ou des chercheurs, dont la divulgation n'est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l'autorité hiérarchique4, de recueillir l'accord de leur auteur ».

8 – Ce principe ne trouve, toutefois, pas à s’appliquer aux deux espèces, pour des raisons différentes. Dans l’affaire Neurocentre Magendie, le tribunal dénie toute originalité aux enregistrements en cause, réalisés par une « caméra fixe connectée à un système de suivi informatisé pour enregistrer les données résultant de l'application (…) de tests usuels et standardisés en vue de leur recueil et de leur traitement automatisé afin d'élaborer des rapports sur la base de réglages prédéfinis ». Ils ne sauraient dès lors « être regardés comme une création originale reflétant la personnalité de leur auteur et, partant, être qualifiés d'œuvre de l'esprit ». Cette analyse de l’originalité semble plus concluante que celle réalisée en amont par la CADA.

9 – Dans son avis du 8 septembre 2022, la commission avait en effet retenu que :

« Ces vidéos ont été réalisées par des chercheurs du Neurocentre Magendie dans le cadre d’un projet de recherche visant à approfondir les connaissances sur les effets secondaires d’un médicament, en particulier les troubles anxieux. Les résultats de ces recherches ont été publiés dans une revue scientifique. Il ressort des informations transmises à la commission au cours de l’instruction de la demande et de l’audition des représentants de l’INSERM lors de sa séance, que ces vidéos procèdent d’une démarche intellectuelle particulière et originale des chercheurs qui les ont produites, définie dans un protocole de recherche préalablement établi. Ainsi notamment, des choix techniques ont été opérés afin de traduire les "mises en scène" définies dans le protocole en fonction des réactions attendues des animaux et les situations filmées ont été provoquées pour la nécessité de l’étude. La commission déduit de ces éléments que ces enregistrements audiovisuels ne se bornent pas à exposer un contenu scientifique brut mais sont marqués par la personnalité de leurs auteurs, en ce qu’ils traduisent l’originalité des choix méthodologiques qu’ils ont opérés, ainsi que l’analyse personnelle particulière qu’ils ont menée pour les besoins de cette étude »5.

Les choix méthodologiques ou l’intérêt scientifique sont indifférents en droit d’auteur6, seule compte la forme de l’expression. La CADA semble avoir confondu le fond et la forme, et s’être ainsi méprise sur l’objet du droit d’auteur.

10 – La cour d’appel de Bordeaux a récemment rappelé que « (…) s'agissant de texte scientifique, la protection par le droit d'auteur suppose que soit démontrée une mise en forme du texte marquant l'œuvre de l'empreinte de la personnalité de son auteur, les ouvrages scientifiques n'étant pas protégés au titre du droit d'auteur pour leur contenu scientifique dans la mesure où ils énoncent sous une forme banale ou nécessaire des procédés ou des conclusions techniques ou scientifiques eux-mêmes non protégés »7. Le même raisonnement s’applique, évidemment, aux captations vidéo. Le tribunal administratif en semble conscient. En utilisant successivement les termes « fixes », « informatisé », « usuels et standardisés », « automatisé » et « prédéfinis », le tribunal relativise la marge de choix à la disposition des chercheurs, et souligne de ce fait, en d’autres termes, la difficulté à identifier des « choix libres et créatifs »8 aidant à caractériser l’originalité en droit d’auteur.

11 – Un second argument était opposé à la communication des enregistrements : suivant l’article L. 311-5 du Code des relations entre le public et l’administration, « Ne sont pas communicables : (…) 2° Les autres documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte : d) (…) à la sécurité des personnes (…) ». Le tribunal estime toutefois que « La seule circonstance que la publication en 2010 par One Voice sur son site internet d'un vidéogramme d'un lapin enfermé dans un clapier a suscité un commentaire agressif contre le laboratoire concerné ne permet pas de regarder le risque d'atteinte à la sécurité des auteurs des études en cause dans les présentes requêtes comme établi et, dès lors, à justifier leur caractère non communicable ». Les objections tirées du droit d’auteur et des considérations de sécurité étant écartées, le tribunal enjoint à l’INSERM de communiquer les enregistrements en cause.

12 – Dans la seconde affaire par contre, l’équipe (IPNP) apporte la preuve de l’absence de conservation de l’enregistrement demandé, ceci faisant logiquement obstacle à sa communication. Si l’on peut évidemment entendre qu’il soit difficile de conserver durablement tous les documents élaborés dans le cadre d’une recherche scientifique (surtout lorsqu’ils requièrent des capacités de stockage importantes), rappelons que la politique de la science dite ouverte, s’inscrivant dans les missions de la recherche (V. art. L. 411-1 du Code de la recherche), conduit actuellement à favoriser l’accès, non seulement aux résultats de la recherche mais aussi aux données de la recherche9. La conservation et le partage de ces dernières répond à divers enjeux : une telle « ouverture » peut notamment favoriser la reproductibilité des résultats de la recherche (ce qui contribue à en garantir la qualité, la fiabilité), mais aussi peut-être dispenser de procéder à nouveau à des expériences précédemment menées, à défaut d’intérêt scientifique avéré. Dans le contexte de l’expérimentation animale, le partage de ces données pourrait ainsi contribuer à la « Réduction »10 de l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques. Indépendamment des faits de l’espèce commentée (qui ne nous sont que très partiellement connus), la destruction des documents relatifs aux expérimentations animales menées ne doit ainsi pas apparaître comme un moyen bien commode de se soustraire aux exigences et objectifs de transparence (de l’Administration en général et de la Recherche en particulier).

  • 1 https://www.revue-rsda.fr/articles-rsda/7573-proprietes-intellectuelles
  • 2 V. notamment TA Paris, 5e section, 3e ch., 24 Janvier 2024, n° 2300100.
  • 3 CADA, 8 septembre 2022, avis n° 20224541.
  • 4 V. art. L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle, in fine. On peut toutefois regretter l’absence de démonstration véritable de l’application de ladite disposition aux agents publics en cause dans les espèces.
  • 5 CADA, 8 septembre 2022, avis n° 20224541.
  • 6 V. sur le sujet V. Bezier, La propriété des conceptions scientifiques, thèse Poitiers, 15 décembre 2023.
  • 7 CA Bordeaux, 11 mai 2021, n° 18/02506, LEPI déc. 2021, n° 200l3, p. 2, obs. A. Zollinger.
  • 8 CJUE, 3ème ch., 1er décembre 2011, C-145/10, Eva-Maria Painer c. Standard VerlagsGmbH et autres, pt. 89.
  • 9 V. par exemple Ministère de l’enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation, Plan national pour la science ouverte, 4 juillet 2018, https://www.ouvrirlascience.fr/plan-national-pour-la-science-ouverte/ (en particulier le second axe).
  • 10 L’un des « 3R » autour desquels s’est structurée l’éthique en expérimentation animale : V. notamment Dir. 2010/63/UE du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, art. 1er.
 

RSDA 2-2024

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