Economie du droit
Dossier thématique : Points de vue croisés

Chat et biodiversité : quelle régulation?

  • Jean-Jacques Gouguet
    Professeur émérite
    Université de Limoges
    OMIJ
    CDES

Introduction

  1. Le chat domestique est l’animal de compagnie le plus apprécié des Français qui en possèdent environ 15 millions. Néanmoins, pour un certain nombre d’observateurs, il est considéré comme un redoutable prédateur qui s’attaque principalement aux petits mammifères, aux reptiles, aux oiseaux, aux insectes et aux amphibiens. Son objectif n’est pas nécessairement de se nourrir mais de satisfaire ses instincts naturels. Le chat serait donc devenu, par sa prolifération, un véritable fléau pour la biodiversité voire, dans certains cas, une espèce invasive. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il est nécessaire de reconstituer l’historique de la domestication du chat.
  2. Le rapprochement du chat et de l’homme s’est certainement effectué à partir de la révolution du néolithique (- 11000) et du développement de l’agriculture. La production de céréales et leur stockage dans les greniers ont attiré des populations grandissantes de rongeurs venant bénéficier de cette nourriture abondante. Dans le même temps, le chat se serait alors rapproché des villages pour profiter d’une telle concentration de ses proies naturelles. C’est ainsi qu’une relation de cohabitation entre chats et humains va progressivement se renforcer à l’avantage des deux parties et les chats vont s’habituer à vivre à proximité des humains.
  3. On retrouve ce même phénomène en Egypte (- 3500) où la domestication du chat va se renforcer par la reproduction volontaire et la sélection d’individus dociles. Un troisième foyer de domestication va enfin se développer en Chine (- 2000) selon les mêmes modalités que lors de la révolution du néolithique au Proche Orient, mais l’arrivée des chats occidentaux (vers – 1000) va entraîner un déclin des chats domestiques (chats léopards). On observe une diffusion mondiale de la présence du chat au gré des mouvements de populations humaines et de la formation des routes commerciales.
  4. Le chat va se retrouver dans les civilisations grecques et romaines, puis en Orient et Extrême Orient. L’Europe va également connaître la présence du chat que ses explorateurs du 14e siècle introduisent dans les Amériques. L’Australie et la Nouvelle Zélande connaîtront, du fait de leur éloignement géographique, une arrivée plus tardive du chat à la fin du 18e siècle. Aujourd’hui, la mondialisation de la présence du chat est totale. En dépit de sa domestication, l’instinct de prédation du chat n’a pas été affecté, ce qui explique son impact sur la biodiversité mondiale.
  5. Dans un premier temps, nous présentons les difficultés rencontrées pour établir un état des lieux fiable de la présence du chat. En particulier, il est nécessaire d’établir une typologie des chats errants pour apprécier l’ampleur de la prédation. Il faudra également s’interroger sur le fait de savoir si le chat peut être classé comme espèce invasive et quelles sont les causes de sa prolifération. Dans un second temps, nous aborderons des éléments de réponses politiques à une telle prolifération de chats. Il s’agit d’abord de déterminer quelle est l’ampleur de la prédation avant de détailler les solutions peut-on y apporter. Il faut ensuite réfléchir au type d’arbitrages à effectuer entre la protection de la biodiversité et le respect de l’animal. L’acceptabilité sociale des solutions sera alors à mettre en balance avec leur efficacité.

I. Etat des lieux

  1. Le principal obstacle tenant à l’évaluation de l’impact du chat sur la biodiversité tient à la difficulté de connaître le nombre exact de chats errants relevant de catégories différenciées. C’est en effet en fonction du nombre de chats errants, que l’on sera en mesure d’établir si l’on est face à une espèce invasive.

A. Présence du chat

 a) Typologie

  1. L’élément discriminant le plus important pour appréhender l’ampleur de la prédation du chat est la distinction entre les chats domestiques confinés et les chats errants. Les premiers n’ont aucun impact sur la biodiversité, contrairement aux seconds que l’on peut classer en trois catégories :
  • Les chats domestiques non confinés. Pour des raisons diverses (méconnaissance des problèmes, respect du bien-être animal), de nombreux propriétaires laissent sortir leurs chats à l’extérieur de la maison. En dépit du fait qu’ils sont nourris par leur propriétaire, ces chats, par instinct, vont chasser, ramener ou non, manger ou non leurs prises.
  • Les chats de quartier. Ce sont des chats qui vivent à proximité des humains en milieu urbain, périurbain ou rural. Ils n’appartiennent pas à un propriétaire particulier mais relèvent en partie de la générosité des habitants ou d’associations qui leur apportent de la nourriture. De plus, au-delà des déchets de nourriture qu’ils peuvent trouver, ces chats sont de redoutables prédateurs de la petite faune sauvage.
  • Les chats harets. Ce sont des chats qui vivent loin des humains et qui se nourrissent de façon totalement autonome. Ils sont peu visibles et chassent généralement la nuit. Ils ont acquis une image négative qui va jusqu’à les faire assimiler à une espèce invasive.
  1. Ces différentes catégories de chats sont régies par des règles juridiques spécifiques. Ces règles pourraient donner naissance à des politiques de régulation qui seront difficiles à rendre effectives, faute d’une connaissance exacte des populations concernées de chats errants.

 b) Recensement des chats errants

  1. Il n’existe pas de statistiques officielles sur les chats errants. Cela permet de comprendre que les fourchettes d’évaluation des effectifs présentent des écarts considérables. Par exemple, en France, selon Julien Hoffmann1, il y avait (en 2016) 13,5 millions de chats domestiques, dont 9 millions de chats non confinés, soit 67%. Selon Maëlys Cluzeaud2, il y aurait (en 2020) 15,1 millions de chats sur la base du recensement effectué par la fédération des fabricants d’aliments pour chiens, chats, oiseaux et autres animaux familiers (FACCO). Ce chiffre ne ferait que souligner une tendance de moyen terme à la hausse, du taux de détention de chats par les ménages français. Cela est confirmé par la source la plus sûre, issue du ministère de l’Agriculture avec le fichier i-cad (identification des carnassiers domestiques). Au 31 décembre 2022, il y avait 7 233 519 chats identifiés en France, soit une hausse de 30% en cinq ans. Sachant que le taux de déclaration est d’environ 50%, l’estimation de 15 millions de chats en France est crédible. Il n’est pas possible néanmoins d’opérer une distinction entre chats domestiques confinés et non confinés. Si l’on appliquait le taux précédent de 67%, cela donnerait 10 millions environ de chats non confinés.
  2. Concernant les chats de quartier et les chats harets, il n’y a pas de statistiques fiables. L’association One Voice3 annonce 11 millions de chats errants en 2015 mais sans aucune justification et en reconnaissant « qu’il n’existe à ce jour aucune étude évaluant précisément la population de chats errants ». Cela rend très problématique l’évaluation de l’impact des chats sur la biodiversité. Les études donnent le nombre moyen de proies tuées par chat avec des écarts considérables. En multipliant ainsi des estimations très fragiles par un nombre de chats errants inconnu, il y a un risque d’erreur considérable qui peut conduire à des politiques de régulation non pertinentes.
  3. Cette difficulté d’évaluation se retrouve dans tous les pays et, à plus forte raison, à l’échelle planétaire. Par exemple, dans la thèse de Maëlys Cluzeaud, l’Australie compterait 3,8 millions de chats domestiques et de 2,1 à 6,3 millions de chats harets (soit du simple au triple !). Pour les Etats Unis, selon certaines sources, le nombre de chats libres (de quartier et harets) s’élèverait à 32 millions, mais selon d’autres sources ils seraient plus de 60 millions. On retrouve la même imprécision au niveau planétaire. Selon la World Animal Association, et sur la base d’informations en provenance de 194 pays, il y aurait en 2007 environ 272 millions de chats dont 58% de chats libres. Selon International Cat Care, les chats harets en 2020 seraient de l’ordre de 300 millions et Wildlife Society estime à 600 millions le nombre de chats sur la planète. Une telle incertitude dans l’évaluation du nombre de chats errants doit appeler à la prudence quant aux résultats sur l’estimation de leur prédation. Des politiques de précaution seront à privilégier comme seule réponse raisonnable. Cela pose également problème pour répondre à la question : le chat constitue-t-il une espèce invasive ?

 B. Une espèce invasive?

 a) Critères

  1. On sait aujourd’hui que les espèces exotiques invasives sont une cause majeure de la diminution de la biodiversité terrestre, derrière la destruction des écosystèmes. Leur impact revêt plusieurs formes comme la prédation, la compétition, la transmission de maladies. Le chat domestique fait partie des espèces invasives et menace de nombreuses espèces de vertébrés. Nous avons déjà signalé son omniprésence planétaire au gré de la mondialisation des échanges commerciaux. On peut dire que le chat originaire du Moyen Orient est une espèce exotique dans la plupart des pays où il a été transporté. Par ailleurs, ce félin peut développer des capacités d’adaptation étonnantes dans tous les milieux, et il peut se reproduire à une très grande vitesse.
  2. Voilà pourquoi, en raison de la croissance exponentielle des chats harets dans tous les écosystèmes insulaires, des chats de quartier en milieu urbain, périurbain et rural, le chat peut être considéré comme une espèce envahissante dans la plupart des milieux qu’il colonise. De plus, au-delà de ses capacités remarquables d’adaptation et de reproduction, le chat a peu de prédateurs naturels. « L’intégralité de ces caractères combinés font du chat un envahisseur efficace capable de trouver une niche trophique appropriée dans de nombreux environnements pour se développer »4.

 b) Causes de la prolifération

  1. Le chat est doté de caractéristiques lui conférant une très grande prolificité : maturité sexuelle précoce du mâle et de la femelle, gestation courte, multiplicité des gestations par année, ovulation systématique par accouplement. Cela permet de comprendre en partie que les populations de chats errants connaissent une croissance exponentielle. Selon One Voice : « Dès l’âge de 6 à 9 mois, les femelles peuvent avoir au moins deux portées par an, avec en moyenne 2,8 chatons à chaque fois et dont la moitié sont des femelles. Cela signifie qu’après seulement 7 ans, et un taux de mortalité des chatons de 15%, la descendance d’une seule femelle et de ses filles est théoriquement de plus de 1000 chatons »5. Par ailleurs, en milieu urbain, les chats domestiques non stérilisés sont à l’origine d’une explosion démographique, soit par abandon des portées non désirées ou des adultes, soit du fait des chats mâles non confinés et non stérilisés. Voilà pourquoi l’un des enjeux pour éviter la prolifération des chats errants réside dans la stérilisation généralisée, ce qui posera éventuellement un débat de nature éthique.

 II. Politiques de régulation

  1. Face à la croissance non maîtrisée du nombre de chats errants, des politiques diverses ont été proposées. Leur pertinence repose avant tout sur la qualité des études scientifiques menées au sujet de l’impact des chats sur la biodiversité. Face à l’incertitude des résultats, des arbitrages seront nécessaires, et il n’est pas certain que l’instrument économique de l’analyse coûts/bénéfices soit adapté. Il faudra alors tenir compte de dimensions éthiques conditionnant l’acceptabilité sociale des solutions proposées.

A. Ampleur de la prédation

a) Principaux résultats d’études scientifiques

  1. La prédation du chat se caractérise par une très grande diversité de ses proies : oiseaux, reptiles, mammifères, insectes, amphibiens…,dont la part respective varie selon les continents6. Au niveau des chiffres bruts, il faut se méfier des montants annoncés de la prédation des chats tant ils sont impressionnants. Par exemple, une étude menée aux Etats Unis en 2012 et toujours citée dans la littérature7, mentionne que les chats seraient responsables dans ce pays de la mort de 1,3 à 4 milliards d’oiseaux et de 6,3 à 22,3 milliards de mammifères tous les ans. Le deuxième exemple le plus cité concerne l’Australie. Selon le Western Australian Biodiversity Science Institute8, les chats sauvages tueraient 272 millions d’oiseaux, 466 millions de reptiles et 815 millions de mammifères par an. En rajoutant la prédation des chats de quartier et des chats domestiques non confinés, ce serait un total de 2,2 milliards d’animaux sauvages tués tous les ans en Australie.
  2. La question est de savoir si ces chiffres sont vraiment crédibles quand on voit par exemple la fourchette d’estimation du nombre de chats sauvages en Australie : elle varie de 1,4 à 5,6 millions d’individus9! Par ailleurs, les chiffres de prédation proviennent d’études locales qui se réfèrent donc à des milieux bien spécifiques. Le cas des environnements insulaires est toujours mis en avant pour démontrer que l’introduction du chat a été responsable de la diminution de certaines espèces endémiques, voire de leur disparition (Australie, Nouvelle Zélande, île de la Réunion, îles du sud du Japon…). Le résultat de l’agrégation de ces montants n’est pas nécessairement significatif et l’impact du chat sur la biodiversité n’est pas facile à établir. Il varie d’une espèce à une autre, d’un écosystème à un autre et fluctue dans le temps.
  3. En résumé, de nombreux débats et controverses subsistent concernant l’impact global négatif du chat sur la biodiversité, tant celui-ci dépend du milieu local étudié. Par ailleurs, au-delà de cet effet direct du prédateur sur ses proies, de nombreux autres effets indirects se produisent, venant ainsi complexifier la compréhension de la prédation du chat. Dans sa thèse de doctorat, M. Cluzeaud10 mentionne les points suivants : des modifications, du fait de l’insécurité due à la présence du chat, du comportement des proies en matière de reproduction, de soins apportés par les parents à leurs petits, de recherche de nourriture ; une mise en concurrence avec d’autres prédateurs, d’où une compétition alimentaire avec le chat sauvage, le renard, les rapaces les serpents ; une hybridation avec le chat forestier ; une transmission de maladies ; une altération de boucles d’interaction entre espèces dans certains écosystèmes. L’impact de la présence du chat est beaucoup plus difficile à qualifier précisément du fait de la complexité liée à tous ces effets indirects et résumer cet impact à la seule ampleur de sa prédation est profondément réducteur voire trompeur.

 b) Solutions proposées

  1. Face à la prédation et aux risques que le chat fait courir à la biodiversité, des solutions très contrastées ont été avancées. En ce qui concerne les chats errants sans propriétaires (chats de quartier, chats harets), trois types de mesures sont utilisées dans le monde11: la prévention de la reproduction, la réduction des effectifs, l’éradication. La prévention de la reproduction va de méthodes réversibles jusqu’à la stérilisation définitive. La réduction et l’éradication des populations vont des méthodes non létales (capture, stérilisation, retour au site) aux méthodes létales (capture, euthanasie). En ce qui concerne les chats de compagnie, deux types de mesures sont fortement recommandées : la stérilisation que certains voudraient voir rendue obligatoire ; la prévention de la prédation avec des zones d’exclusion ou des restrictions des sorties, des dispositifs divers comme des colliers, des collerettes, des répulsifs… Toutes ces méthodes sont plus ou moins faciles et plus ou moins coûteuses à mettre en place. Elles mériteraient également des études plus conséquentes pour comparer leur efficacité relative.

 B. Quels arbitrages ?

 a) Impuissance de l’évaluation monétaire

  1. L’analyse coûts/bénéfices semble particulièrement difficile à utiliser dans le champ de l’évaluation de la biodiversité. Du côté des coûts, si l’on prend l’exemple des milieux insulaires, le chat a été introduit sur plus de 179 000 îles dans le monde. Sa présence aurait des conséquences négatives sur au moins 120 d’entre elles, « affectant 175 espèces de vertébrés (25 reptiles, 123 oiseaux et 27 mammifères) dont plusieurs figurent sur la liste rouge de l’UICN […] les chats harets seraient responsables, du moins en partie, de 14% des extinctions mondiales d’oiseaux, de mammifères et de reptiles »12. Est-il possible de donner une valeur à une telle perte de biodiversité ? On touche ici aux limites de l’évaluation monétaire en économie. Dans le cas présent, on est face à l’incommensurabilité. Une espèce disparue est disparue à tout jamais et son évaluation par un simple montant d’argent n’a pas grand sens.
  2. Du côté des bénéfices, le chat haret est capable de réguler des populations de rongeurs ou de lapins, responsables de multiples dégâts sur la biodiversité ou les écosystèmes locaux. En comparant les coûts et les bénéfices précédents, on en arrive à la conclusion que, face à un risque d’extinction d’espèces sauvages, le coût l’emporte largement sur le bénéfice. D’où la proposition d’une éradication des chats harets pour protéger la biodiversité. En Australie, les chats seraient responsables de la mort de 9 millions d’animaux tous les jours dont 3 millions de mammifères, 1,7 million de reptiles, 1 million d’oiseaux, 2,8 millions d’invertébrés et de 337 000 amphibiens. Les coûts occasionnés à la faune australienne ont ainsi été estimés à 181 millions d’euros. Sur ces bases, les autorités australiennes ont annoncé, à la fin juin 2023, un plan d’éradication des chats sauvages de 4,6 millions d’euros à l’aide de robots tueurs. L’Australie n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Il était déjà préconisé de réguler le nombre de chats sauvages par empoisonnement, tir ou piégeage, combinaison qui a montré son efficacité dans les îles australiennes de l’ouest. Le gouvernement australien ne recule devant aucun moyen quand il le juge nécessaire : introduction de virus, emploi de pesticides, éventuellement technologies géniques à venir. Il faut se souvenir de l’exemple des lapins exterminés grâce à l’introduction du virus de la myxomatose. Pour les chats sauvages, ce sera l’utilisation de robots tueurs porteurs d’un poison mortel et régis par un algorithme d’intelligence artificielle pour reconnaître un chat.
  3. Une telle décision pourrait s’avérer complètement erronée du fait de la complexité des relations entre proies et prédateurs. En effet, si l’on retire un super prédateur comme le chat d’un écosystème ilien, on va assister à une explosion du nombre de méso-prédateurs qui peut aboutir à l’extinction de la proie. L’exemple classique est celui de l’éradication du chat (super-prédateur) sur des îles où cohabitent des rongeurs envahissants (méso-prédateurs) et des oiseaux marins (la proie). L’éradication du chat peut conduire à la disparition des oiseaux, mangés par les rats, mais l’éradication des rats peut conduire également à la disparition des oiseaux.
  4. La complexité des relations proies/prédateurs fait prendre conscience que la stabilité des écosystèmes repose sur des équilibres précaires entre de multiples éléments, d’où la très grande responsabilité des décideurs de mettre en place des plans d’éradication d’espèces comme le chat. Il peut en résulter des conséquences non prévues qui pourraient s’avérer pires que la prédation initiale. La décision du gouvernement australien d’éradiquer les chats harets mériterait donc plus ample discussion : existe-t-il des solutions moins radicales ? est-on sûr que la cause de la disparition d’espèces est bien uniquement le chat ? mesure-t-on toutes les conséquences de l’élimination totale de millions de chats ? En quoi le chat est-il responsable ?
  5. Les développements précédents suggèrent que l’évaluation économique n’est pas suffisante pour effectuer les arbitrages nécessaires mais également, qu’au-delà de l’avis des experts, les décideurs devraient s’interroger sur l’acceptabilité sociale des mesures préconisées pour limiter l’impact du chat sur la biodiversité.

 b) Acceptabilité sociale des solutions

  1. Romain Eichstadt13 a réalisé une enquête pour tester l’acceptabilité des mesures visant à diminuer l’impact des chats sur la biodiversité : obligation de stérilisation des chats non destinés à l’élevage ; limitation du nombre de chats non confinés par ménage ; instauration de zones d’exclusion à proximité desquelles les chats doivent être confinés ; incitation des propriétaires à équiper leurs chats de dispositifs de prévention des captures. Incitation des propriétaires à confiner leurs chats dans les limites de leur propriété.
  2. Les mesures les mieux acceptées ont été la stérilisation, les dispositifs anti-capture et le maintien des chats dans les limites de propriété. A l’inverse, le plus faible soutien concerne les zones d’exclusion et la limitation du nombre de chats confinés par foyer. Ces résultats résument bien l’attitude des propriétaires de chats à l’égard de la perception du bien-être de leur animal qui ne devrait pas être sacrifié sur l’autel de la biodiversité. Voilà pourquoi les mesures les plus coercitives sont aussi celles qui sont le plus contestées, notamment les mesures de confinement, même si le confinement nocturne est mieux toléré. Néanmoins, le confinement du chat est vécu comme « inacceptable », « anormal », non naturel », vis-à-vis d’un animal considéré comme « indépendant », « autonome », « libre », « sauvage », ce qui en fait tout son attrait. Ces résultats rejoignent les préconisations de l’association One Voice14: stérilisation de tous les chats âgés de six mois ou plus ; création obligatoire d’un lieu de vie pour les chats libres sans foyer dans toutes les communes.
  3. Ces difficultés à faire admettre certaines mesures coercitives à l’encontre du chat relèvent d’un conflit d’éthiques15 mais également d’un conflit de rationalités : d’un côté la rationalité économique qui a incité à faire du chat un instrument de lutte contre les ravageurs puis, devant les dégâts occasionnés à la biodiversité, pousse à leur éradication ; de l’autre, la rationalité écologique qui reconnaît la place de tous dans la réalisation d’un équilibre écosystémique. Dans le système productiviste actuel, c’est la rationalité économique qui domine et dans ce cadre, on est dans une impasse, le calcul coûts/bénéfices faisant face à une double incommensurabilité : celle de la valeur de la biodiversité et notamment de la valeur d’une espèce disparue ; celle de la valeur de l’animal domestique dont la valeur patrimoniale dépasse largement la valeur du service rendu par l’animal. Les arbitrages sont donc très difficiles à effectuer et l’exemple australien montre que la décision d’éradication du chat sauvage mériterait d’être débattue plus scientifiquement et démocratiquement.

Conclusion

  1. La question de l’impact du chat sur la biodiversité pose de multiples difficultés d’approche à la fois méthodologiques et éthiques. D’un point de vue méthodologique, il y a tout d’abord un problème de quantification. On ne connaît pas exactement à combien s’élève la population des chats errants. Les fourchettes d’évaluation allant du simple au triple, il est très présomptueux dans ces conditions de prétendre évaluer le nombre de proies décimées par les chats errants. Se pose ensuite la question de l’évaluation monétaire des dégâts occasionnés par les chats sur la biodiversité et notamment la valeur de la disparition d’espèces endémiques. Dans une logique économique dominante, l’analyse coûts/bénéfices penche toujours en faveur de l’éradication des chats sauvages dont la valeur du service rendu (l’élimination de nuisibles) ne compense pas la valeur de la biodiversité détruite. Néanmoins, de telles décisions prises au vu d’un calcul économique simpliste pourraient constituer une erreur, faute de prendre en compte la complexité des relations entre prédateurs et proies. L’exemple australien est instructif à ce sujet et, au-delà du fondement méthodologique de la décision d’éradication, se pose des questions de nature éthique. Il n’apparaît pas juste de faire payer des animaux qui ne sont en rien responsables des maux dont on les accuse, leur introduction en Australie est d’origine humaine et ils ne font qu’obéir à leur instinct naturel de prédateur16. Dans ces conditions, et à minima, une étude d’impact de cette mesure d’éradication de masse s’impose avec à la suite une conférence de citoyens pour proposer des solutions alternatives. C’est finalement tout notre rapport à l’animal qui est posé ici et, de façon générale, tout notre rapport au vivant.

Mots-clés : analyse coûts/bénéfices, valeur économique, externalités-biodiversité, espèce envahissante, dynamique des populations, modèles proies/prédateurs.

  • 1 J. Hoffmann : « Les chats, un problème pour la biodiversité autant que pour le réchauffement climatique ». Blog DEFI Ecologique. htpps://blog.defi-ecologique.com.
  • 2 M. Cluzeaud : Prédation du chat domestique et impact sur la faune sauvage. Etat des lieux des connaissances et illustration par analyse statistique des proies admises en centre de sauvegarde. Thèse de médecine-pharmacie soutenue le 16 décembre 2022 à l’université Claude Bernard Lyon1. dumas-03946801.
  • 3 One Voice : « Chats errants en France. Etat des lieux, problématiques et solutions », 2018, htpps://one-voice.
  • 4 M.Cluzeaud : op.cit. p.90
  • 5 One Voice op.cit. p.3
  • 6 Lepczyk Ch. et al. : « A global synthesis and assessment of free-ranging domestic cat diet », Nature Communications, 2023.
  • 7 Scott R. Loss et al. : « The impact of free-ranging domestic cats on wildlife of the United States », Nature Communications, 2013.
  • 8 B. L. Webber, The Western Australian Biodiversity Science Institute : Increasing knowledge to mitigate cat impacts on biodiversity. A research program for Western Australia. Perth, 2020, ISBN 978-0-646-81470-4
  • 9 S. Legge et al. : « Enumerating a continental scale threat : how many feral cats are in Australia ? » Biological Conservation, vol 206, February 2017, p. 293-303.
  • 10 M. Cluzeaud : op.cit.
  • 11 R. Eichstadt : Impact de la prédation du chat domestique (felis catus) sur la faune sauvage : enquête auprès des propriétaires français portant sur la perception de cette problématique et de mesures de contrôle proposées. Thèse pour le diplôme de docteur vétérinaire soutenue le 15 décembre 2020 à la faculté de médecine de Créteil.
  • 12 M. Cluzeaud : op.cit., p.100
  • 13 R. Eichstadt : op. cit.
  • 14 One Voice : op. cit.
  • 15 A. Atlan et al. : Protection de la nature ou protection des animaux ? La gestion des chats harets à la croisée des éthiques environnementales, 2022, hal-03652586.
  • 16 Une lueur d’espoir existe néanmoins du côté de la recherche avec un nouveau traitement reposant sur une hormone qui permet de réguler l’ovulation des chattes. Cette thérapie génique pourrait constituer une alternative à l’éradication des chats en garantissant une contraception durable des femelles par une simple injection intramusculaire.
 

RSDA 1-2024

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