Doctrine et débats : Colloque

Cartographie des Études animales et de quelques champs connexes

  • Emilie Dardenne
    Maîtresse de conférences HDR en anglais et études animales
    Université Rennes 2

1. Ce travail propose d’établir un panorama des travaux en études animales et des champs connexes : études animales mainstream et critiques, posthumanisme, approche par le point de vue animal.
2. Commençons par évoquer le tournant animal (animal turn), ce changement de paradigme qui ébranle la place à part, incontestable, de l’être humain dans les travaux universitaires. On trouve des marqueurs de ce tournant depuis les années 1970. Les approches engendrées par le tournant animal visent à interroger la césure qui sépare l’être humain du reste du monde animal, tout en cherchant à rendre visibles les manifestations de l’anthropocentrisme et de l’exceptionnalisme humain. La germaniste Catherine Repussard souligne que cette dynamique rappelle fortement celle qui a précédé à l’avènement des études postcoloniales1. L’ancrage épistémologique des studies (animal studies, cultural studies, gender studies, postcolonial studies, etc.) vise à mettre en lumière les multiples façons dont sont « subalternisés », parfois violemment, certains groupes humains ou non humains. L’article de Gayatri Spivak « Can the Subaltern Speak ? » (1988) fait figure de texte séminal dans ce paysage et rappelle que le tournant culturel auquel se rattachent les studies entend revaloriser le rôle central joué par la culture, saisie comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société. Ce changement de paradigme a permis un véritable décentrement disciplinaire.

I. Études animales conventionnelles : faire apparaître les animaux non humains et les relations entretenues avec eux

3. Ce tournant animal, cette révolution épistémologique, a fourni le terreau conceptuel qui a permis la germination des études animales (animal studies) dont on peut dire qu’elles sont un regard humain posé sur les animaux non humains, au prisme des sciences humaines et sociales2. Ce vaste champ de recherche et d’enseignement cherche à développer de nouvelles façons de penser et d’étudier les autres animaux et les rapports établis avec eux par notre espèce. Il est parfois nommé anthrozoologie, études humanimales ou études humaines-animales. Pour ce champ, on peut dire que le point de référence est le groupe fondé par l’anthropologue Margo DeMello et le psychologue Ken Shapiro, groupe qui a donné naissance au Animals and Society Institute états-unien.
4. Ce champ couvre aussi bien l’analyse de la représentation culturelle, linguistique, artistique des autres animaux que l’étude des interactions anthropozoologiques dans la famille, le droit, les religions, les systèmes politiques. Il développe en outre une réflexion sur le statut moral et politique des autres animaux.
5. Les études animales s’intéressent aux utilisations des animaux comme symboles, aux catégorisations qui les organisent en différents groupes en fonction des rôles qu’on leur attribue. Elles examinent les rôles qu’ils jouent dans les productions alimentaires, le tourisme, les soins médicaux, les loisirs, les spectacles.
6. Les études animales analysent par ailleurs les représentations des animaux dans la culture, la littérature, les arts, au cinéma. Elles documentent l’histoire des relations anthropozoologiques, leurs évolutions et les processus qui les caractérisent (prédation, domestication). Elles développent aussi de nouveaux outils notionnels et proposent de nouveaux paradigmes afin de renouveler la façon de penser les animaux et les relations entretenues avec eux.
7. Ce nouveau paradigme rend la question animale plus visible dans les disciplines universitaires, il permet d’analyser l’exceptionnalisme humain, d’en montrer les ramifications (idéologiques, culturelles, symboliques et pratiques).
8. Les études animales touchent (comme d’autres studies) aux questions des limites du langage, de l’épistémologie, de la représentation, de l’altérité, de l’éthique. Selon la chercheuse états-unienne Kari Weil :
« La question animale est devenue une extension des débats sur l'identité et la différence, débats sur lesquels ont porté tant de travaux théoriques depuis une vingtaine d’années. Si l’université est prête pour les études animales, c'est peut-être parce que les animaux non humains sont devenus un cas limite pour les théories de la différence, de l'altérité et du pouvoir »3.
9. Depuis la fin du XXe siècle, les études animales se sont donc développées au point de constituer un domaine de recherche et de formation universitaire à part entière. Elles incluent les sciences humaines et sociales, les lettres, la philosophie, les arts et le droit. Elles ne comprennent généralement pas les sciences du vivant (sciences vétérinaires, éthologie, biologie), toutefois ces disciplines sont souvent convoquées, puisque les études animales sont résolument, et de par leur nature, hybrides, pluridisciplinaires, transdisciplinaires.
10. Le travail du systématicien et zoologiste Guillaume Lecointre peut par exemple éclairer l’histoire des relations anthropozoologiques lorsqu’il met en garde les étudiantes et étudiants contre une tendance de l’espèce humaine à se considérer en termes de coupure. Se comparant systématiquement aux autres animaux, nous finissions par définir ces derniers en creux, par exclusion, ce qui aboutit à des absurdités scientifiques. Il donne l’exemple de la dénomination « invertébrés » : en constituant ce groupe, la séparation entre les vertébrés et les invertébrés a été confondue avec le regroupement sur la base d’une propriété. Le problème, selon le chercheur, c’est que nous ne disons véritablement rien d’un escargot lorsque nous disons qu’il est invertébré. Nous parlons en réalité de nous-mêmes, les êtres humains, qui sommes le point de référence systématique, extérieur4.
11. Une chose que soulignent la plupart des travaux en études animales est que les vies animales dans les sociétés humaines sont bien davantage régies par les configurations culturelles (organisations sociales, langages, religions, etc.) que par la biologie. On voit là l’influence de l’anthropologie, discipline qui a, parmi les premières en sciences humaines et sociales, mis les autres animaux au centre de ses attentions. Une part importante des travaux en études animales porte donc sur les systèmes, les attitudes qui fondent les relations anthropozoologiques, ainsi que les opinions, les croyances qui y sont associées.
12. On peut donner un exemple pour illustrer l’approche des études animales : celui de l’étude des documentaires et films animaliers. Les représentations animales foisonnent au cinéma, notamment dans les dessins animés et dans les documentaires. Dans son ouvrage sur l’utilisation des animaux dans la culture visuelle, le professeur Randy Malamud analyse certaines de ces productions où l’on a l’impression de voir les animaux évoluer dans un environnement naturel. Toutefois, l’acte d’observer permet à celle ou celui qui regarde d’exercer un pouvoir sur l’autre, faussant l’apparente harmonie qui transparaît dans ces images :
« Inévitablement, ce sont les êtres humains qui possèdent et contrôlent ces images d’animaux. Il va sans dire que c’est nous qui faisons ces films, et que c’est nous qui gagnons de l’argent en faisant ces films. C’est encore nous qui regardons ces films. Dans cette entreprise, quelle est la place de l’animal ? Les animaux profitent‑ils d’une quelconque manière de cette interaction, du regard humain ? Le peuvent‑ils ? Le devraient‑ils ? »5.
13. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien montrer, rien filmer. Mais il faut avoir conscience des rapports du cinéma au pouvoir et des politiques de la représentation animale à l’écran, par exemple dans la différence fondamentale qui existe entre les représentations de personnages humains et celles des non-humains, et dans la façon dont sont véhiculés des clichés sur ces derniers, sans même qu’on s’en rende compte.
14. Une autre interprétation du rôle des documentaires et films animaliers contemporains fait à l’inverse valoir leur évolution : de la représentation d’une sauvagerie impitoyable, ils sont passés, pour certains, à la mise en scène d’une nature menacée, introduisant de nouveaux usages à l’égard des animaux, permettant des découvertes sur les sensibilités et les intelligences animales, influençant également les méthodes scientifiques. Les animaux autres qu’humains y deviennent de réels personnages. Leur regard est valorisé. Il ne faut pas se méprendre, toutefois, sur l’authenticité des images. Souvent, dans le cinéma animalier, ces sont des animaux imprégnés qui sont mis en scène, c’est-à-dire des animaux qui vivent à proximité des êtres humains et qui sont dressés dans un contexte ayant l’apparence du sauvage, mais en réalité factice. Ils sont entraînés à avoir certains comportements recherchés par les réalisateurs et réalisatrices qui peuvent ainsi monter des scénarii plus facilement qu’elles et ils ne le feraient avec des animaux libres.

II. Études animales critiques : faire apparaître et dénoncer les causes des violences commises contre les autres animaux

15. En parallèle des études animales mainstream s’est développé le courant critique (critical animal studies)6, résolument engagé. Ce courant ne s’intéresse pas uniquement à la question animale, il étudie les circonstances qui déterminent l’état, les situations de vie, le statut des animaux non humains, et aspire à leur libération, ou à la coexistence anthropozoologique pacifique. Voici ce qu’écrit Dawne McCance sur la démarche qui sous-tend les travaux de ce champ :
« Les auteurs et autrices en études animales critiques, en majorité ou même en totalité, s’accorderaient sur le fait que, depuis le XVIIe siècle particulièrement, les façons de connaître les animaux non humains dans la pensée occidentale moderne sont inséparables des techniques violentes pratiquées sur eux, techniques qui les ont changés en pierre, en objets inertes, en choses utiles et remplaçables […] »7.
16. Les études animales critiques partent du constat qu’il est devenu difficile de rendre compte des relations entre humains et non humains de manière simplement descriptive. Une connaissance même modeste de ces rapports oriente d’emblée le regard sur l’absence des animaux de rente dans les paysages, sur le foisonnement de l’imagerie animale dans la culture, sur la violence qui sous-tend de nombreux rapports entretenus avec les autres animaux, sur l’effondrement de la biodiversité, sur le fait que très peu d’espaces échappent entièrement à l’anthropisation. Les études animales critiques présupposent que l’anthropocentrisme s’abat sur les animaux autres qu’humains avec une force ravageuse, qu’il déborde les individus, humains ou non humains, qu’il imprègne les institutions, façonne les structures mentales. Il serait donc impossible de saisir la condition animale, d’appréhender justement les relations anthropozoologiques si on ne tient pas compte de ce phénomène.
17. Voici les principaux ressorts théoriques des études animales critiques :
• La prise en compte de l’agentivité animale et de la notion de pouvoir, telle qu’elle a été développée par les cultural studies.
• Les paradigmes de la domination (démarche non-hiérarchique, visant à dépasser les dualismes nature/culture, humain/non-humain, féminin/masculin, corps/esprit, etc. Elles favorisent par ailleurs le dialogue avec le tiers secteur associatif et militant).
• L’éthique animale, dans ses différentes formes et selon les différentes valeurs qui la régissent : libération animale, droits fondamentaux, zoopolitique, éthique du care, phénoménologie, etc.
• Les notions d’intersectionnalité et de justice sociale ou interspécifique associées à une forte interdisciplinarité et à la notion de solidarité entre les luttes : animale, humaine, environnementale.
• La notion de point de vue situé et de subjectivité (c’est l’idée que la recherche est nécessairement subjective et adossée à des valeurs normatives).
• La mise en visibilité et la dénonciation de l’anthropocentrisme sous toutes ses formes : politique, linguistique, culturel, etc.
18. Les études animales critiques entretiennent des liens étroits avec d’autres mouvements de justice sociale, tels que l’écoféminisme et la pensée décoloniale. Les études animales critiques font d’autre part le lien entre la situation des animaux non humains et les persécutions subies par des peuples ou groupes humains. Un éternel Treblinka, de Charles Patterson, est un ouvrage qui s’inscrit dans cette tradition. L’historien spécialiste de la Shoah y défend la thèse selon laquelle l’animalisation de l’opprimé serait une étape obligée vers son anéantissement. Les usages du vocabulaire animalier pour rabaisser le peuple juif (« insectes », « rats », « porcs », « parasites », « chiens enragés », « bêtes de proie ») dans l’Allemagne nazie avilissaient et déshumanisaient les victimes. Ils autorisaient aussi les SS à considérer leurs victimes comme des animaux puisqu’elles paraissaient en avoir l’odeur, l’aspect inférieur et indigne. Charles Patterson soutient que : « En qualifiant constamment les Juifs de “vermine” et de “cochons”, le régime nazi avait convaincu les Allemands qu’il était nécessaire de les détruire »8. Il montre comment la domestication animale fut le modèle et l’inspiration de l’asservissement humain, comment la reproduction des animaux domestiqués a mené à l’eugénisme (stérilisation forcée, meurtres, génocide) et comment l’industrialisation de l’abattage des animaux de rente a ouvert la voie à la solution finale9.
19. Un autre travail pionnier ici est celui de Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery (1988), qui établit un parallèle entre l’esclavage issu de la traite transatlantique et l’exploitation animale. Reconnaissant les différences évidentes qui existent entre ces phénomènes, par exemple l’impossibilité pour les animaux d’organiser une révolte collective, l’autrice souligne les similitudes entre les deux processus, notamment autour de la relation entre oppresseur et opprimé : l’esclave et l’animal de rente subissent tous deux la marchandisation, le transport dans des conditions indignes, la désocialisation. La vie de l’un et de l’autre est une forme de « mort-dans-la-vie », selon les termes du politologue et historien Achille Mbembe10.
20. Dinesh Wadiwel, théoricien de premier plan en études animales critiques, signale toutefois que, bien qu’il existe des ressemblances entre des violences interhumaines (camps de concentration, esclavage) et la violence à grande échelle exercée sur les autres animaux, ces comparaisons sont limitées. Accorder trop de poids à ces comparaisons nous fait effectivement passer à côté des modalités propres de la violence exercée sur les animaux non humains dans le cadre des productions carnées industrielles. Les animaux y sont élevés, tués et conditionnés pour être mangés. Cela n’est le cas d’aucune forme de violence exercée à l’encontre de congénères humains11.
21. L’aile la plus activiste des études animales critiques est le courant radical (radical animal studies), qui appelle de ses vœux la libération totale des êtres humains, des animaux, de la planète et met l’accent sur les stratégies d’action : action directe et sabotage économique notamment.

 

 

Carte mentale « études animales critiques » (réalisée sur https://mymarkmap.netlify.app)

III. Le posthumanisme : remettre en cause l’humanisme

22. Si cet autre courant ne peut être rattaché directement aux études animales, il présente cependant des orientations communes avec elles. Le posthumanisme constitue une critique de l’humanisme des Lumières, de son caractère anthropocentrique.
23. L’humanisme attribue aux êtres humains, et à eux essentiellement, la subjectivité, la conscience et l’intentionnalité. Ils sont perçus comme des animaux exceptionnels. Ces présupposés humanistes (et anthropocentrés) sous-tendent la philosophie occidentale. Le posthumanisme, lui, rejette cette dichotomie et voit les êtres humains comme des êtres totalement dépendants de leur environnement, liés à lui. L’approche posthumaniste vise donc à développer des cadres théoriques qui ne mettent pas l’humain au centre. Elle est favorable aux autres animaux en ce qu’elle leur permet de s’épanouir selon leurs propres termes et non en référence aux catégories liées à l’épanouissement humain. Le posthumanisme entend déconstruire les frontières établies entre les êtres humains et le monde biologique, d’une part (animaux, plantes, champignons, bactéries, virus) et entre le monde humain et le monde technologique, d’autre part.
24. Il nous faut, avec le théoricien Cary Wolfe, établir une distinction importante ici. Il ne faut en effet pas confondre posthumain et posthumanisme12. Si le posthumain décrit un individu transformé par la technologie en autre chose qu’un être humain, le posthumanisme renvoie lui à ce qui vient après l’humanisme (ce n’est donc pas le « posthumain » développé en -isme), autrement dit, le posthumanisme constitue une remise en cause de l’humanisme.
25. Vasile Stanescu et Richard Twine transposent l’approche posthumaniste dans le cadre des études animales critiques en développant les concepts de « postanimal » (l’animal génétiquement modifié pour ne plus ressentir de douleur, par exemple) ainsi que des « postanimalités » qui rejettent non seulement le dualisme qui oppose nature et culture, mais aussi celui qui oppose le soi-disant « humain » et le soi-disant « animal »13. Cette réflexion renouvelle l’approche conceptuelle des relations qu’on pourrait alors qualifier (que l’on nous pardonne la superposition des préfixes) de « postanthropozoologiques », hybrides et innovantes, en posant la question : que seraient les études animales critiques si elles pensaient au-delà de l’animal ? :
« Comment pouvons-nous commencer à penser à des études animales critiques qui remettent en question la partition entre l'humain (en tant qu’animal) et le non-humain (en tant qu’animal), partition qui, selon nous, sous-tend d’emblée le privilège anthropocentrique ? À quoi ressemblerait un monde qui dépasserait les termes “animal” et “humain” pour comprendre la vie et le deuil dans une vie partagée, et fragile ? »14.

IV. L’approche par le versant animal : désanthropiser le regard sur les non-humains

26. Mentionnons un dernier champ, voisin des études animales : l’approche par le versant animal. Elle a été développée, en France, par l’historien français Éric Baratay15 notamment. Ici la discipline mère serait plutôt l’éthologie, puisqu’on cherche à penser du côté des animaux, tandis que les études animales prennent les êtres humains comme point de départ. L’approche par le versant animal n’a pas pour ambition d’analyser les relations anthropozoologiques mais la lecture des témoignages animaux. Ce qui est privilégié est le croisement systématique des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales, afin de s’intéresser aux objets (les autres animaux) plutôt qu’à celles et ceux qui les observent (les êtres humains) :
« Il s’agit d’abord de connaître davantage ces êtres acteurs vivants qui méritent d’être étudiés pour eux-mêmes notamment leur vécu (c’est-à-dire leur manière physiologiques, psychologiques, comportementales de vivre et de ressentir des conditions, des circonstances, des événements), en postulant que ce sont, au moins pour les espèces étudiées, des acteurs complets et complexes, agissant même comme des individus singuliers »16.
27. Une notion importante pour la démarche par le versant animal est celle de point de vue animal. L’adoption de ce point de vue relève d’une volonté de décentrement. C’est une tentative de s’ouvrir à leur perspective.
28. Il semble possible, aujourd’hui, de s’approcher de la perspective non humaine. La littérature le fait depuis le XVIIIe siècle, époque du développement des autobiographies animales avec, par exemple Anna Sewell et son Black Beauty (1877), un récit narré à la première personne, du point de vue interne du cheval qui raconte ses souvenirs d’individu soumis à la tutelle humaine. En littérature contemporaine, de plus en plus de textes adoptent le point de vue animal. Il s’agit de faire de la vie intérieure animale un objet littéraire. Cela n’est pas sans poser des questions sémantiques, car notre vocabulaire peut se révéler fort pauvre pour restituer le point de vue d’autres espèces, par exemple pour décrire les expériences olfactives, les capacités à la navigation aérienne ou la vie au fond des eaux.
29. La question du point de vue animal a ouvert des interrogations infinies sur les expériences, les perceptions, les capacités, l’agentivité des autres animaux, des perspectives qui ne sont que partiellement explorées aujourd’hui. Prendre en compte le point de vue des animaux, c’est donc essayer de comprendre ce qu’ils vivent, subissent, comment ils agissent, réagissent. Cela nécessite des connaissances scientifiques sur leurs comportements. D’ailleurs, l’approche par le point de vue animal s’étend aussi à l’écologie comportementale. Dans leur ouvrage Sangliers, géographies d’un animal politique, paru en 2022, les écologues Raphaël Mathevet et Roméo Bondon ouvrent par exemple chaque chapitre sur un texte écrit à hauteur d’animal : on retrouve le sanglier dans son milieu, cherchant de la nourriture, poursuivi par les chasseurs. Ils ont adopté la méthode du « perspectivisme animal ». Pour Raphaël Mathevet, elle permet de tenter de penser comme celui qu’on observe et qu’on cherche à comprendre. C’est une porte ouverte pour anticiper la façon dont il va réagir, dont il va se déplacer. Plutôt que de considérer les sangliers comme une masse indistincte, cette méthode permet, de se décentrer :
« Aujourd’hui, on entend principalement le discours cynégétique, celui des chasseurs donc, celui des agriculteurs victimes des dégâts, et le discours vétérinaire préoccupé exclusivement des maladies que peut transmettre le sanglier, comme la peste porcine par exemple. C’est pourquoi nous avons voulu, en plus de faire une analyse objective des faits, subjectiver le discours et nous mettre à hauteur d’animal : qu’est-ce que ça lui fait, à lui, de buter sur les humains et leurs infrastructures dans tous les espaces qu’il fréquente, d’être traqué quasiment partout et en tout temps par les chasseurs ? »17.

Conclusion

30. À mesure que la question animale s’installe dans le paysage universitaire, que les travaux de ce champ se développent, la gamme de points de vue et d’approches épistémologiques s’élargit. Des communautés académiques distinctes voient le jour : celles qui portent sur la question animale et revendiquent une neutralité distanciée, celles des études animales, celles des études animales critiques, voire radicales. Dans cette cartographie complexe, on trouve d’autres approches, plus ou moins critiques, celle du versant animal (non engagée) et celle du posthumanisme (intrinsèquement critique).
31. Pour les chercheurs et les chercheuses de ces champs, les questions soulevées sont multiples : comment étudier les relations entre les êtres humains et les autres animaux d’une façon qui soit inclusive pour eux ? Comment comprendre leurs expériences, alors qu’elles paraissent inintelligibles ? Comment désanthropiser les notions d’individualité, d’agentivité, de culture ?
32. Les études animales et les champs connexes explorés, au-delà de leurs épistémologies particulières, aident en tout cas à mettre en évidence le fait que nos rapports avec les animaux non humains se focalisent pour beaucoup sur une infime minorité d’espèces, parmi toutes celles qui nous entourent. Ils soulignent aussi que les animaux sont « bons à penser » dans tant de domaines de nos existences humaines : le langage, les arts, la littérature, le cinéma. Une tendance se fait jour dans ces travaux universitaires récents, autour de l’élevage industriel intensif. Les questionnements qu’il induit sont nombreux et traversent presque toutes les disciplines des études animales, de la littérature contemporaine à l’éthique, en passant par la science politique, le droit, la géographie, l’économie et la sociologie.

  • 1 Catherine REPUSSARD, « Can Animals Speak? Théories postcoloniales et Animal Studies ou de l’indiscipline scientifique à la ménagerie queer », dans Aurélie CHONE, Isabel IRIBARREN, Marie PELE, Catherine REPUSSARD, Cédric SUEUR, Les études animales sont-elles bonnes à penser ? Repenser les sciences, reconfigurer les disciplines, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 114.
  • 2 Voir Émilie DARDENNE, Introduction aux études animales, Paris, PUF, 2022 [2020] ; Margo DEMELLO, Animals and Society. An Introduction to Human-Animal Studies, New York, Columbia University Press, 2012 ; Paul WALDAU, Animal Studies. An Introduction, New York, Oxford University Press, 2013.
  • 3 Kari WEIL, Thinking Animals. Why Animal Studies Now?, New York, Columbia University Press, 2012, p. 5 (ma traduction).
  • 4 Guillaume LECOINTRE, « L’humain est‑il un animal ? », vidéo mise en ligne dans le cadre du MOOC « Vivre avec les autres animaux », réalisé par l’Université Virtuelle Environnement et Développement durable. En ligne : www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:uved+34010+session01/about [consulté le 13 mai 2022].
  • 5 Randy MALAMUD, An Introduction to Animals in Visual Culture, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 78.
  • 6 Voir Steven BEST, « The Rise of Critical Animal Studies: Putting Theory into Action and Animal Liberation into Higher Education », Journal for Critical Animal Studies, vol. 7, n° 1, 2009, p. 9-52 ; Anthony J. NOCELLA II, John SORENSEN, Kim SOCHA, Atsuko MATSUOKA (dir.), Defining Critical Animal Studies. An Intersectional Social Justice Approach for Liberation, New York, Peter Lang, 2014.
  • 7 Dawn MCCANCE, Critical Animal Studies. An Introduction, New York, State University of New York Press, 2013, p. 2 (ma traduction).
  • 8 Charles PATTERSON, Un éternel Treblinka, trad. Dominique LETELLIER, Paris, Calmann-Lévy, 2008 (2002), p. 86.
  • 9 Ibid., p. 163.
  • 10 Achille MBEMBE, « Nécropolitique », trad. Émilie COUSIN, Sandrine LEFRANC, Eleni VARIKAS, Raisons politiques, 2006, vol. 1, n° 21, p. 37.
  • 11 Dinesh Joseph WADIWEL, The War against Animals, avant-propos Matthew CALARCO, Leiden, Boston, Brill/Rodopi, 2015, p. 82-86.
  • 12 Cary WOLFE, Animal Rites. American Culture, the Discourse of Species and Posthumanist Theory, préface W. J. T. MITCHELL, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2004.
  • 13 Vasile STANESCU et Richard TWINE « Post-Animal Studies: The Future(s) of Critical Animal Studies », Journal for Critical Animal Studies, vol. 10, n° 4, 2012, p. 18.
  • 14 Ibid., p. 14 (ma traduction).
  • 15 Voir Éric BARATAY, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012 ; Éric BARATAY, (dir.), Croiser les sciences pour lire les animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
  • 16 Éric BARATAY (dir.), Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 9.
  • 17 Interview de Raphaël MATHEVET dans Laure CAILLOCE, « L’humain a créé les conditions de la surpopulation de sangliers », CNRS le journal, 8 décembre 2022. En ligne : https://lejournal.cnrs.fr/articles/lhumain-a-cree-les-conditions-de-la-surpopulation-de-sangliers [consulté le 9 décembre 2022] ; voir également Raphaël MATHEVET et Roméo BONDON, Sangliers, géographies d’un animal politique, Paris, Actes Sud, 2022.
 

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