Doctrine et débats : Doctrine

Le pigeon : un fugitif volant susceptible d’être volé (XIXᵉ siècle)

  • Joaquim Verges
    Doctorant contractuel en histoire du droit
    Université de Bordeaux
    Institut de recherche Montesquieu (IRM)

« [Les pigeons] ne sont réellement ni domestiques comme les chiens et les chevaux, ni prisonniers comme les poules ; ce sont plutôt des captifs volontaires, des hôtes fugitifs, qui ne se tiennent dans le logement qu’on leur offre qu’autant qu’ils s’y plaisent »1

1. Cette citation du biologiste Buffon fait état de la nature itinérante du pigeon, le distinguant ainsi des autres animaux domestiques2. Il s’agit d’un animal dont le caractère domestique est loin de faire l’unanimité tant chez les biologistes3 que chez les juristes4 au XIXᵉ siècle. Le pigeon fait l’objet d’une protection pénale et extra-pénale contre l’infraction de vol, qu’il s’agit de mettre en exergue à travers la présente publication.

2. Le droit civil considère le pigeon comme un bien immeuble par destination faisant partie intégrante du patrimoine de l’individu5. De ce fait, il doit être protégé contre les individus se rendant coupable de vol, infraction visée par les articles 379 et suivants du Code pénal de 1810 et considérée comme l’infraction délictuelle la plus fréquemment commise au XIXᵉ siècle selon le pénaliste Joseph Ortolan6. En ce sens, c’est l’animal en tant qu’élément du patrimoine de l’homme qui est protégé, et non l’animal en tant qu’être vivant : l’animal est juridiquement réifié7. Le vol de pigeon est considéré comme un vol simple puni d’une peine d’emprisonnement comprise entre un et cinq ans et, dans certaines hypothèses, d’une amende dont le quantum est susceptible de varier entre seize et cinq cents francs. Il est donc assimilé à une infraction qu’aucune circonstance spéciale ne vient modifier ou aggraver8, pouvant être commise avec une certaine facilité et sans préméditation9 par n’importe quel individu. L’évolution de la répression de cette infraction ne peut se comprendre qu’au regard du contexte socio-économique du XIXᵉ siècle. Selon le Professeur Rémi Luglia, « la première dynamique historique à l’œuvre au sein du mouvement naturaliste de protection de la nature est celle qui conduit à la protection par l’utilitarisme »10. Or, la protection juridique du pigeon contre l’infraction de vol semble s’inscrire dans cette dynamique, car elle demeure intimement liée à l’utilité considérable et plurielle de cet oiseau dans le quotidien de vie et de travail de l’individu tout au long du XIXᵉ siècle11. Le droit a d’abord accordé une protection temporaire, et ainsi légitimé le vol de pigeon dans certaines circonstances (I), avant d’homogénéiser cette protection et de proscrire complètement la soustraction frauduleuse de ce fugitif (II).

I. Une protection ratione temporis du pigeon

3. Le pigeon, tout comme l’abeille et le lapin, ne fait pas partie du patrimoine du propriétaire de manière continue12. Le jurisconsulte Jean Domat mettait déjà en exergue, dans son éminent ouvrage « Les loix civiles dans leur ordre naturel », la difficulté inhérente à la propriété des pigeons et des abeilles13, propriété qui demeure fluctuante, incertaine, discontinue. Le droit du début de la période révolutionnaire semble reprendre la position adoptée par le jurisconsulte : le décret du 4 août 1789 met fin au droit exclusif de fuie et de colombier, jusqu’alors considéré comme un privilège seigneurial, et prévoit en son deuxième article la possibilité de détruire les pigeons sauvages lorsque ces derniers dévastent les récoltes14. Ainsi, les pigeons des colombiers ne sont pas réputés gibiers indéfiniment, mais seulement pendant les périodes de l’année au cours desquelles lesdits colombiers doivent être tenus fermés. Cette disposition s’apparente à une forme de sanction prononcée à l’encontre du propriétaire négligent qui aurait laissé ses pigeons libres alors qu’il aurait dû veiller à les tenir enfermés, ce qui n’est nullement étonnant à une époque où émerge l’idée selon laquelle la propriété doit être le fondement du nouvel ordre social révolutionnaire ainsi que le socle des valeurs bourgeoises et rurales15. Par conséquent, le pigeon peut être approprié légitimement lorsqu’il est considéré comme un gibier par le droit, car il est alors réputé res nullius et il n’appartient à personne. Au soutien de cette idée, une partie de la doctrine pénale du XIXᵉ siècle s’insurge contre la qualification de vol retenue à l’encontre de celui qui s’empare de pigeons qu’il a préalablement tués. C’est ainsi que le pénaliste Joseph Carnot soutient l’opinion suivante : « il est difficile de se faire à l’idée que celui qui tue des pigeons en plein champ et qui en fait son profit, commet un véritable vol dans le sens de l’article 379, et qu’il n’y ait pas seulement contre lui l’exercice d’une simple action civile en réparation du dommage causé ; car en considérant le fait comme constitutif d’un vol proprement dit, il s’ensuivrait, par une conséquence nécessaire, que le seul fait d’avoir ramassé sur une grande route un pigeon, dans un temps qu’ils pourraient divaguer, devrait emporter contre son auteur la peine des travaux forcés à perpétuité, aux termes de l’article 383 ; ce qui serait révoltant »16.

4. Selon lui, il serait injuste d’appliquer la peine du vol à l’appropriation d’un pigeon, ce dernier pouvant alors être réputé gibier par la loi. Bien que sa position n’ait pas été pleinement consacrée par la loi, le pigeon pouvant bel et bien faire l’objet d’un vol en certains temps, elle ne semble pas être restée sans écho en jurisprudence. En témoigne un jugement rendu par le tribunal correctionnel de Loudun le 7 mars 1884, au terme duquel l’infraction de vol de pigeons est écartée, les juges estimant que « le motif qui l’a produite n’offre pas un caractère de criminalité suffisant pour servir de base légale à une inculpation de vol, alors que le propriétaire des pigeons est inconnu »17. Ce jugement ne caractérise pas la soustraction frauduleuse des pigeons, car l’identité du propriétaire de ces derniers demeure inconnue. Ainsi, le fait de déclarer le prévenu coupable du vol de ces oiseaux reviendrait à faire preuve d’une sévérité excessive dans la mesure où, du fait de leur nature itinérante, ces derniers sont susceptibles d’échapper à leur propriétaire avec une facilité déconcertante.

5. Il s’avère cependant nécessaire de tempérer l’ampleur de cette pratique : si le pigeon peut, à certaines périodes de l’année, être réputé gibier et faire l’objet d’une appropriation légitime, il ne s’agit nullement d’un principe absolu. En effet, cet animal est réputé appartenir à son propriétaire et est susceptible d’être volé en dehors des périodes pendant lesquelles les colombiers doivent être tenus fermés18. Rien n’est expressément indiqué relativement à l’infraction de vol de pigeons dans le décret de 1789 abolissant le droit exclusif de fuie et de colombier. Il en est de même du décret des 28 septembre et 6 octobre 1791 sur la police rurale, au sein duquel il n’est question que du droit de destruction des espèces de volailles, mais nullement du droit d’appropriation ni du vol de ces animaux19. La jurisprudence vient, la première, apporter une précision importante quant à la soustraction frauduleuse des pigeons réputés domestiques au terme d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 20 septembre 1823. Les juges précisent, à propos des pigeons, que « tuer ces oiseaux et se les approprier, dans tout autre temps que celui pendant lequel ils sont réputés gibiers par la loi, c’est nécessairement attenter à la propriété d’autrui, c’est commettre le délit de soustraction frauduleuse déterminé par l’article 379 du Code pénal, et que punit l’article 401 du même Code »20.

6. En l’espèce, les juges conditionnent l’application des dispositions pénales relatives au vol à la nature du pigeon au moment où ce dernier est détruit : le pigeon gibier ne peut pas faire l’objet d’un vol, mais il en va autrement du pigeon domestique. Dans le même sens, la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 9 janvier 1868, estime que « c’est seulement pendant le temps où ils doivent être tenus enfermés que les pigeons de colombier, réputés gibiers s’ils se trouvent sur le terrain d’autrui, peuvent être tués et même enlevés. Hors ce temps, ceux qui causent un dommage actuel peuvent bien être tués […] mais ce droit de défense du fonds ou de ses produits n’est pas exclusif de l’imputation de vol, s’il y a enlèvement frauduleux »21.

7. Cet arrêt est encore plus précis dans la mesure où les juges indiquent que si la destruction de ces animaux est envisageable afin de protéger les récoltes, il en va autrement de leur appropriation, qui est prohibée en toutes hypothèses.

8. Alors que la protection des pigeons contre le vol s’avère fluctuante au cours de la majeure partie du XIXᵉ siècle, les deux dernières décennies de ce siècle sont marquées par l’entrée en vigueur de lois qui entendent outrepasser la distinction entre le caractère domestique et le caractère sauvage du pigeon, et qui visent ainsi à assurer une protection homogène de ce bien fugitif contre le vol.

II. Vers une protection homogène des pigeons

9. Si la protection du domaine agricole et des récoltes doit effectivement être assurée, il en est de même de celle des animaux domestiques appartenant au patrimoine rural du propriétaire22. En effet, le propriétaire du pigeon doit lui aussi être protégé contre les atteintes portées à son propre bien. Les hypothèses dans lesquelles un individu lésé par les dégâts des pigeons peut légitimement s’approprier ces derniers sont restreintes par le droit de deux manières qu’il s’agit de présenter successivement.

10. Le législateur, en adoptant la loi rurale du 4 avril 1889 venant modifier le décret de 1791, édicte une première limite ratione personae tenant à la qualité de la personne qui peut s’approprier légitimement les pigeons. Le droit de destruction et d’appropriation des pigeons est limité à deux catégories d’individus, en l’occurrence les fermiers et les propriétaires23. En effet, ces derniers sont des victimes récurrentes des dévastations commises par les pigeons sur leur propriété rurale. Le droit prône donc la défense de la propriété des populations rurales contre les dégâts que sont susceptibles de causer ces oiseaux en leur permettant de les détruire puis de se les approprier en toute légitimité. En ce sens, le fermier et le propriétaire sont protégés contre la nature nuisible du pigeon, qui a été mise en exergue par plusieurs auteurs au XIXᵉ siècle24. Cette appropriation légitime est bel et bien consacrée par la loi de 1889 alors même que cette prérogative avait fait l’objet de vives critiques quelques années auparavant de la part du député Henri De Gavardie. Ce dernier s’est exprimé en ces termes à l’occasion d’une séance au Sénat en 1882 : « Pourquoi ajouter ce droit dans la rédaction de votre article ? Voyez comme c’est dangereux [...] Très souvent la conscience hésite quand il s’agit de tuer des pigeons qui sont quelquefois non la propriété des riches, mais des pauvres. La conscience hésite à enlever cette ressource précieuse ! »25.

11. Il émet une critique virulente contre la potentielle introduction de ce droit d’appropriation légitime du pigeon dans la législation, car cela viendrait attenter de manière abusive au patrimoine de l’individu. En nous appuyant sur les termes du député, nous pouvons penser que le pigeon est un bien possédé par de nombreux propriétaires quelle que soit leur condition sociale. De ce fait, la protection spéciale de cet oiseau contre le vol se justifierait a fortiori.

12. La seconde limite tient à l’espace géographique dans lequel l’infraction a été commise et elle se retrouve d’abord en jurisprudence. En ce sens, une décision rendue par la Chambre correctionnelle de la Cour de Paris le 11 novembre 1857 précise qu’ « il y a vol de la part de l’individu qui, pour se les approprier, tue les pigeons d’autrui sur un fonds dont il n’est pas propriétaire »26. Le juge entend assurer une protection accrue du pigeon, en tant qu’objet de propriété, en limitant le droit d’appropriation de cet animal au seul terrain du propriétaire lésé. Le législateur, par la loi du 4 avril 1889 précitée, vient consacrer cette limite ratione loci du droit d’appropriation des pigeons réputés gibiers. En effet, l’article 7 de ladite loi fait référence au droit d’appropriation du pigeon gibier qui doit être trouvé sur le fonds du propriétaire lésé. Ce dernier ne peut tuer ni s’approprier un pigeon qui aurait causé des dégâts sur un terrain qui ne lui appartient pas. La loi de 1889 prévoit une hypothèse d’appropriation légitime du pigeon-gibier qui n’existait pas dans le décret de 1791, ce dernier interdisant catégoriquement toute hypothèse d’appropriation des pigeons et des volailles tués. Toutefois, le principe selon lequel il existe une appropriation légitime du pigeon ne doit pas être considéré comme une prérogative absolue dans la mesure où il n’est accordé qu’à un individu vivant dans la ruralité et se trouvant dans l’obligation de protéger son propre terrain contre les dévastations commises par les pigeons.

13. Cette loi rurale contribue à protéger davantage le pigeon contre le vol, qu’il soit réputé domestique ou gibier. Sous l’influence de juristes et d’hommes d’État soucieux d’instaurer une protection homogène de tous les pigeons contre le vol, le législateur va plus loin dans la logique protectrice en adoptant une loi qui interdit toute appropriation de ces itinérants, dépassant ainsi la dichotomie domestique/sauvage jusqu’alors en vigueur.

14. Nous avons insisté, dans l’introduction du présent article, sur le caractère progressif de la protection juridique du pigeon contre les soustractions frauduleuses. L’idée d’un régime juridique plus lisible, visant à dépasser la dichotomie domestique/sauvage du pigeon jusqu’alors en vigueur, et surtout plus protecteur du pigeon en sa qualité de bien utile est défendue dans un premier temps par des hommes d’État et des juristes de la fin du XIXᵉ siècle. C’est ainsi que De Gavardie énonce, à l’issue de son discours prononcé en 1882, l’opinion suivante : « Même en temps prohibé, je blesse mortellement une pièce de gibier sauvage ; elle tombe sur le terrain d’autrui. Le propriétaire pourra me défendre d’entrer sur son terrain, mais il n’a pas le droit de s’approprier le gibier. Donc, vous n’avez plus le droit de vous approprier les pigeons, que vous considérez comme gibiers »27.

15. Le député envisage, le premier, une interdiction de s’approprier le pigeon réputé gibier. L’avocat André-Paul Morillot s’inscrit dans ce même mouvement au terme de sa plaidoirie prononcée en 1896. Il va même plus loin en apportant des précisions importantes sur la nature de cet oiseau, précisant que « le pigeon n’est plus jamais un gibier. C’est toujours une volaille, que le fermier lésé a seul le droit de tuer par exception, à certaines conditions, sur son terrain »28. En adoptant une telle position, l’avocat renie la nature potentiellement sauvage du pigeon. En conséquence, tous les pigeons doivent désormais être regardés comme des volailles, c’est-à-dire comme des animaux domestiques, et peuvent donc faire l’objet d’un vol. À la suite des différents discours prononcés en faveur d’une meilleure protection du pigeon en tant que bien, le législateur intervient avec la loi du 21 juin 1898 sur le Code rural, qui abonde dans le sens d’une protection accrue du pigeon en interdisant à l’individu qui le détruit de se l’approprier, quelles que soient les circonstances29. Le législateur semble reprendre les arguments de Morillot énoncés deux ans plus tôt dans la mesure où elle assimile les pigeons aux volailles et aux autres oiseaux de basse-cour en énumérant ces trois catégories d’oiseaux sans opérer la moindre distinction de régime juridique applicable. Le pigeon bénéficie donc d’une protection similaire à celle applicable aux autres animaux domestiques contre le vol. Désormais assimilé à un animal domestique, ce fugitif semble être protégé à son paroxysme contre toute soustraction frauduleuse en ce qu’il ne peut plus faire l’objet d’une appropriation légitime. Par conséquent, le propriétaire ou le fermier lésé par les dégâts du pigeon ne peut plus se l’approprier sans commettre un vol, quand bien même cet oiseau aurait été détruit sur son terrain et quand bien même le véritable propriétaire de l’animal ne se serait pas occupé de l’enlever. Mais encore, une obligation d’agir incombe au propriétaire lésé si le propriétaire de l’animal ne s’est pas manifesté après un délai de vingt-quatre heures : au lieu de pouvoir se l’approprier, il est tenu d’enfouir sur place le pigeon tué30. La législation applicable aux pigeons tient compte de leur singularité, caractérisée par leur nature itinérante, et tend à renforcer leur protection en tant que biens : ils sont ainsi protégés contre le vol à l’image des autres oiseaux domestiques ruraux. Cependant, cette protection juridique ne s’arrête pas aux portes des colombiers, mais est étendue à leurs congénères des villes, les pigeons voyageurs, à la fin du XIXᵉ siècle.

16. Le regard porté sur le pigeon change profondément avec l’utilisation de plus en plus importante du pigeon voyageur. Sa fonction sociale évolue : il n’est plus considéré seulement comme un animal nuisible aux récoltes qu’il est possible de détruire, mais également comme un messager de la Nation ayant un véritable intérêt public31. Cela conduit le juriste à opérer une distinction entre le régime applicable au pigeon voyageur et celui applicable à son congénère des colombiers32. En outre, le vol de pigeon peut désormais être motivé par un mobile n’ayant nullement trait à la valeur économique de cet animal, mais visant plutôt à intercepter une correspondance importante entre Paris et la province33. Ainsi, il est urgent d’apporter une solution juridique à ce problème en envisageant une protection spécifique du pigeon voyageur qui prendrait en compte sa mission d’intérêt général. Or, l’utilité particulière de cet animal domestique n’a pas échappé aux hommes politiques de l’époque. C’est ainsi qu’une circulaire relative à la police de la chasse et aux pigeons voyageurs, adoptée le 6 avril 1887, instaure une protection accrue de ces derniers. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, René Goblet, reconnaît expressément l’utilité particulière des pigeons voyageurs et souhaite qu’une législation le protégeant spécialement soit édictée. Selon ses termes, « cette législation ne protège pas suffisamment les pigeons voyageurs. Mais, en raison des services spéciaux auxquels on l’emploie, cet oiseau ne rentre plus dans les conditions prévues par la loi du 4 août 1789 et semble comporter une réglementation spéciale »34. Quelques années plus tard, le législateur semble prendre conscience que le pigeon voyageur ne peut plus bénéficier d’une législation commune à tous les pigeons eu égard à son utilité dépassant les seuls intérêts privés. La loi du 4 mars 1898 modifiant la loi du 22 juillet 1896 sur les pigeons voyageurs35 prévoit une peine d’amende pour tout individu qui aurait volé un pigeon voyageur appartenant à autrui. Une protection spécifique de ce messager de la Nation contre toute soustraction frauduleuse est donc consacrée par le législateur.

Conclusion

17. L’instauration d’une protection du pigeon contre le vol se comprend parfaitement au XIXᵉ siècle, celui-ci étant alors regardé comme un bien polyvalent et utile à l’individu en ville comme à la campagne, et la politique pénale essayant de lutter contre le voleur, considéré comme « l’archétype du délinquant »36 à cette époque. Si l’utilisation du pigeon voyageur reste importante au XXᵉ siècle, plus particulièrement en temps de guerre37, celle du pigeon des colombiers, en sa qualité de bien rattaché au domaine rural, se justifie moins aisément à une époque où « c’étaient l’automobile et le machinisme qui frappaient à la porte des juristes »38 et durant laquelle « le pigeon [a suivi] l’homme dans son urbanisation »39. Aujourd’hui, le pigeon apparaît davantage comme une res nullius vivant au contact des individus, notamment dans l’espace urbain. Si l’infraction de vol d’animaux est loin d’avoir disparu, le pigeon ne semble pas être l’animal le plus convoité par les pillards40.

 

  • 1 G-L. LECLERC DE BUFFON, Histoire naturelle, générale et particulière. Des oiseaux, Paris, F. Dufart, 1799, tome 43, p. 154.
  • 2 L’expression « animaux domestiques » est d’abord définie par la jurisprudence. Au terme d’un arrêt Lichière rendu par la Cour de cassation en 1861, les juges estiment que doivent être regardés comme étant domestiques « tous les animaux qui vivent, s’élèvent, sont nourris et se reproduisent sous le toit de l’homme et par ses soins » (S.61.1.1012).
  • 3 F. LESCUYER, Les oiseaux dans les harmonies de la nature, J-B. Baillière, 1878, p. 176 : « La domestication est partielle […] quand, fixée complètement à l’habitation, elle conserve comme le pigeon une partie de son habitude de sauvagerie ».
  • 4 J. CARNOT, Commentaire sur le Code pénal, Paris, B. Warée, 1823-1824, tome 2, p. 218 : « Pas de doute qu’[en dehors du] temps où les pigeons doivent être tenus renfermés dans les colombiers, ils ne soient une propriété particulière : mais ce n’est qu’une propriété précaire puisqu’ils cessent d’appartenir à leur maître, lorsqu’ils passent à un autre colombier [...] ».
  • 5 L’article 524 du Code civil de 1804 dispose que « […] sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : […] Les pigeons des colombiers […] ». La référence au service ainsi qu’à l’exploitation du fonds opérée par le législateur renvoie à la finalité économique et utilitariste des animaux domestiques dans le quotidien du propriétaire.
  • 6 J. ORTOLAN, Éléments de droit pénal : pénalité, juridiction, procédure, Paris, H. Plon, 1863-1864, tome 1, p. 125.
  • 7 J. CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2014, 10ᵉ édition, p. 236 : « La tradition, le Code Napoléon jettent sur l’animal un manteau réificateur ; l’animal est un bien, donc objet, non-sujet de droit ».
  • 8 R. GARRAUD, Traité théorique et pratique du droit pénal français, Paris, 1913-1935, tome 6, p. 144.
  • 9 M-R. SANTUCCI, Délinquance et répression au XIXᵉ siècle : l’exemple de l’Hérault, Paris, Economica, 1986, p. 249 : « […] plusieurs fois en allant racheter des pigeons, les victimes se trouvent face à ceux qui leur avaient été volés ».
  • 10 R. LUGLIA, « Premiers jalons pour une histoire de la protection des oiseaux en France métropolitaine (milieu XIXᵉ-Entre-deux guerres) », in Revue semestrielle de droit animalier, 2-2020, p. 483.
  • 11 D. LAPOSTRE et C. DEHAYE, « Grandeur et déclin d’un héros ou l’histoire d’un déclassement : le pigeon des villes », in Revue semestrielle de droit animalier, 1/2012, p. 272 : « […] le pigeon a été considéré comme utile en France et dans le monde pour quatre raisons : sa chair, qui est agréable et peu coûteuse ; sa fiente, qui peut servir d’engrais ; son rôle de messager ; son rôle d’animal d’agrément […] ».
  • 12 N. MAILLARD, « La domestication et l’état domestique : le légitime pouvoir de dénaturer les animaux utiles (XVIIIᵉ-XXᵉ siècles) », in Revue semestrielle de droit animalier, 1/2020, p. 316 : « Pigeons, lapins et abeilles oscillent donc entre deux régimes, parfois propriété de l’homme lorsqu’ils résident dans les colombiers, garennes ou ruches, parfois en régime de pleine liberté lorsqu’ils se montrent "infidèles" […] ».
  • 13 J. DOMAT, Les loix civiles dans leur ordre naturel […], Paris, Pierre Debats, 1713, p. 260 : « Comme on peut posséder des animaux qu’il n’est pas possible d’avoir toujours sous la main et en la puissance, on en conserve la possession tandis qu’on les renferme, qu’on les fait garder, ou qu’étant [apprivoisés], ils reviennent sans garde, comme font les abeilles à leur ruche et les pigeons à leur colombier. Mais les animaux qui échappent à notre garde et ne reviennent point, ne sont plus en notre possession, jusqu’à ce que nous les recouvrions ».
  • 14 Article 2 du décret du 4 août 1789 : « Les pigeons seront enfermés aux époques fixées par la communauté ; et durant ce temps, ils seront regardés comme gibiers, et chacun aura le droit de les tuer sur son terrain ».
  • 15 A-D. HOUTE, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol. XIXᵉ-XXᵉ siècles, Paris, Gallimard, 2021, p. 26.
  • 16 J. CARNOT, op.cit., p. 253.
  • 17 Journal du droit criminel, 1884, p. 99.
  • 18 E. FUZIER-HERMAN, Vº « Animaux », Répertoire général alphabétique du droit français, Paris, L. Larose et Forcel, 1886-1924, tome 4, p. 211.
  • 19 Article 12 al. 3, Titre II du décret du 28 septembre-6 octobre 1791 : « Si ce sont des volailles, de quelque espèce que ce soit, qui causent le dommage, le propriétaire, le détenteur ou le fermier qui l’éprouvera pourra les tuer, mais seulement sur les lieux, au moment du dégât ».
  • 20 S.24.1.99.
  • 21 Journal du droit criminel, 1868, p. 272.
  • 22 J-L. HALPÉRIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, 2012, p. 118 : « L’énumération des biens immeubles respire l’air de la campagne : il y est question […] des animaux attachés à la culture, des pigeons de colombiers, des lapins de garenne, des ruches à miel ».
  • 23 Article 7, al. 1 de la loi du 4 avril 1889 : « Pendant le temps de la clôture des colombiers, les propriétaires et les fermiers peuvent tuer et s’approprier les pigeons qui seraient trouvés sur leurs fonds ».
  • 24 M. GIRARD, Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de la France […], Paris, Hachette, 1878, p. 205 : l’auteur écrit, à propos des pigeons, que ce sont des « Oiseaux migrateurs et nuisibles » ; C. Vogt, Leçons sur les animaux utiles et nuisibles, les bêtes calomniées et mal jugées, Paris, C. Reinwald, 1867, p. 48 : l’auteur souligne que les pigeons « sont dans toutes circonstances nuisibles à l’agriculture ».
  • 25 Observations du député Henri DE GAVARDIE devant le Sénat le 18 février 1882, in N-A. CARRÉ, Animaux employés à l’exploitation rurale, commentaire de la loi du 4 avril 1889, Paris, Marchal et Billard, 1889, p. 36.
  • 26 Journal du droit Criminel, 1857, p. 383.
  • 27 Extrait de la Séance du 18 février 1882, in N-A. Carré, op.cit., p. 37.
  • 28 A-P. MORILLOT, Le pigeon voyageur est-il un animal domestique ou un gibier ? Plaidoirie prononcée le 8 décembre 1896 devant les Chambres réunies de la Cour de cassation, Paris, 1896, p. 13.
  • 29 Article 15 de la loi du 21 juin 1898 sur le Code rural : « Lorsque les animaux errants qui causent le dommage sont des volailles, des oiseaux de basse-cour de quelque espèce que ce soit, ou des pigeons, le propriétaire, fermier ou métayer du champ envahi pourra les tuer, mais seulement sur le lieu, au moment où ils auront causé le dégât et sans pouvoir se les approprier ».
  • 30 Ibid : « Si, après un délai de vingt-quatre heures, celui auquel appartiennent les volailles tuées ne les a pas enlevées, le propriétaire fermier ou métayer du champ envahi est tenu de les enfouir sur place ».
  • 31 G. BORNERT, F. CALVET, J-P. DEMONCHAUX, R. LAMAND, « Une brève histoire de la colombophilie », in Revue historique des armées, numéro 248, 2007 p. 97 : « L’importance de ces messagers était très bien comprise par la population assiégée : rarement au cours des 5 mois, un de ces oiseaux n’a été capturé pour être mangé. Un décret l’interdisait, certes, mais c’était le rôle même du pigeon qui était respecté par les Parisiens. ».
  • 32 E. FUZIER-HERMAN, Vº « Colombier », Répertoire général et alphabétique du droit français, Paris, Larose et Forcel, 1886-1924, tome 11, p. 307 : les pigeons voyageurs « possèdent et conservent le caractère d’objets mobiliers, et ne deviennent jamais l’accessoire du fonds sur lequel ils se trouvent établis mobiliers, et ne deviennent jamais l’accessoire du fonds sur lequel ils se trouvent établis […] il ne saurait être question, en ce qui les concerne, de l’application de l’article 564 du Code civil ».
  • 33 M. BEZUT, « Pigeon voyageur », in H. MOUTOUH, Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, « Hors collection », 2018, p. 606 : « Lorsque le message était intercepté, la perte était double : le renseignement n’arrivait pas jusqu’à son destinataire, et l’ennemi savait quelle information avait été envoyée. Certains furent capturés ou tirés par des paysans ».
  • 34 R. GOBLET, Circulaire relative à la police de la chasse et aux pigeons voyageurs, Bulletin officiel du Ministère de l’Intérieur, Paris, 1887, p. 73.
  • 35 Article 6, al.1 de la loi nº34471 du 4 mars 1898 modifiant l’article 6 de la loi du 22 juillet 1896 sur les pigeons voyageurs : « Sera punie d’une amende de seize à cent francs […] tout personne qui, en n’importe quel lieu ou quel temps, par n’importe quel moyen, aura capturé ou détruit, ou tenté de capturer ou de détruire des pigeons voyageurs ne lui appartenant pas ».
  • 36 P. LASCOUMES, P. LENOËL, P. PONCELA, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, p. 284.
  • 37 Auteur non renseigné, Exploitation des pigeons voyageurs : résultats obtenus par ce mode de liaison pendant les batailles de Verdun et de la Somme, 1916, p. 4 : « À Verdun, les pigeons voyageurs ont, à eux seuls, remplacé à maintes reprises tous les autres moyens de liaison, rendant ainsi au Commandement […] des services dont on ne saurait mesurer l’importance ».
  • 38 S. DESMOULINS, L’animal, entre science et droit, thèse, droit, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006, tome 1, p. 204.
  • 39 D. LAPOSTRE et C. DEHAYE, op.cit., p. 273.
  • 40 C. LANTY, Le scandale de l’animal business, Paris, Éditions du Rocher, 2009, p. 163 : « Au total, ce sont 60 000 chiens et chats qui sont volés chaque année en France » . Par ailleurs, un certain nombre d’articles de journaux locaux font état de vols d’animaux de basse-cour ou de bestiaux commis dans les campagnes françaises.
 

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