Actualité juridique : Jurisprudence

Droit de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe

  • Christophe Maubernard
    Professeur de droit public
    Université de Montpellier
    IDEDH
  • David Szymczak
    Professeur Droit public
    Sciences Po Bordeaux
  • Lauren Blatière
    Professeur Droit public
    Angers - Faculté de droit

1/ Le droit du Conseil de l’Europe (jurisprudence)

 

Le bien-être animal : un (nouveau ?) but légitime susceptible de limiter les droits et libertés de la Convention européenne des droits de l’Homme

CourEDH, arrêt du 13 février 2024, Executief van de Moslims van België et al. c. Belgique, req. n° 16760/22 et 10 autres

 

1.- Quasiment un quart de siècle après l’arrêt Cha'are Shalom Ve Tsedek c. France1, la question de l’abattage rituel – et, plus précisément, celle portant sur la conventionnalité de son encadrement par les Etats en regard du droit à la liberté de religion (article 9 de la Convention) – a fait son retour devant le prétoire de la Cour européenne des droits de l’Homme à l’occasion de l’arrêt Executief van de Moslims van België et al. c. Belgique, objet du présent commentaire. Comme le souligne toutefois la Cour de Strasbourg (spéc. §83), les problématiques sous-jacentes aux deux affaires étaient nettement distinctes ; tout comme l’étaient d’ailleurs leurs enjeux respectifs en regard, d’une part, des limitations admissibles à la liberté religieuse et, d’autre part (et surtout), d’une meilleure prise en compte de la souffrance animale.

2.- Dans l’arrêt de juin 2000, la question portait en effet sur la conventionnalité d’une réglementation française visant à encadrer l’abattage rituel via l’octroi d’agréments à des organismes seuls habilités à procéder à la mise à mort d’animaux. A une courte majorité de dix voix contre sept, la Cour avait jugé à l’époque que le droit à la liberté de religion, tel que garanti par l’article 9, n’allait pas jusqu’à englober le droit de procéder personnellement à l’abattage rituel et à la certification qui en découlait. L’association requérante et ses membres n’ayant pas été privés concrètement de la possibilité de se procurer et de manger une viande jugée par eux conforme aux prescriptions religieuses, la Cour avait conclu que le refus d’agrément opposé par la France à la requérante ne constituait pas une ingérence dans la liberté de manifester sa religion et partant, que la mesure litigieuse n’emportait violation ni de l’article 9 pris isolément, ni de l’article 9 combiné à l’article 14 (interdiction des discriminations)2.

3.- Dans l’arrêt de février 2024 en revanche, les mesures belges contestées par les requérants avaient pour effet d’interdire purement et simplement l’abattage rituel si ce dernier n’était pas précédé d’un étourdissement de l’animal. L’ingérence dans la liberté religieuse ne faisait donc guère de doute ici, tout comme apparaissait parfaitement univoque et assumée la motivation des mesures litigieuses, l’objectif recherché étant de concourir à une meilleure prise en compte du bien-être animal ou, plus exactement, de chercher à minimiser la souffrance des animaux d’élevage lors de l’opération d’abattage. Plus spécifiquement encore, l’arrêt Executief van de Moslims concernait l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne par deux décrets : celui du 7 juillet 2017 portant modification de la loi fédérale du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux (pour la région flamande) et celui du 4 octobre 2018 relatif au Code wallon du bien-être des animaux (pour la région wallonne). Par des dispositions formulées en des termes similaires, ces textes mettaient ainsi fin à une exception, auparavant prévue par le droit fédéral, autorisant l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement3. Tous deux prévoyaient cependant la possibilité d’opter pour un étourdissement préalable réversible dans le cadre spécifique de l’abattage rituel4.

5.- A ce stade, il convient de préciser que, malgré certaines différences, la pratique de l’abattage rituel présente des caractéristiques communes au Judaïsme et à l’Islam. La plus importante étant que l’animal doit être encore en vie au moment où il est abattu… ce qui n’est en principe plus le cas lorsque l’étourdissement n’est pas réversible. Plus précisément encore, les deux rituels exigent que l’animal soit sain et en bon état au moment de l’abattage et qu’il meurt à la suite de la perte de sang5. Reste que si l’étourdissement irréversible de l’animal semble clairement contraire aux prescrits de l’Islam et du Judaïsme, l’étourdissement réversible continue à faire l’objet de nombreux débats théologiques et de fortes divergences, certains pratiquants jugeant qu’il constitue le moyen le plus adapté de concilier prescrits religieux et minimisation de la souffrance animale6, tandis que d’autres, à l’instar des requérants dans la présente affaire, estiment qu’il ne respecte pas les méthodes particulières d’abattage prescrites par les rites religieux de la confession musulmane (§67) ou de la confession juive (§71).

6.- C’est la raison pour laquelle, en 2018 et 2019, les requérants – à savoir des organisations représentatives des musulmans de Belgique, ainsi que des ressortissants belges de confession musulmane et de confession juive – introduisirent un recours en annulation à l’encontre des deux décrets devant la Cour constitutionnelle belge. Avant de statuer, la haute juridiction posa des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire relative au décret flamand. Dans son arrêt de grande chambre Centraal Israëlitisch Consistorie van België de 20207, le juge de l’Union considéra, en substance, que l’imposition d’un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal était compatible avec l’article 10§1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sur la liberté de pensée, de conscience et de religion. A la suite de quoi, en septembre 2021, la Cour constitutionnelle belge rejeta par deux arrêts les recours en annulation des requérants8.

7.- Comme souvent, le prétoire de la Cour de Strasbourg constituait donc l’ultime espoir pour les requérants de faire valoir leur prétention, à savoir la reconnaissance d’une violation de leur droit à la liberté de religion. Mais, dans le même temps, l’affaire fournissait aussi une occasion idoine pour la Cour en vue de se prononcer utilement sur la prise en compte par la Convention de la question de la souffrance animale, laquelle n’avait peut-être jamais été aussi fortement et aussi directement présente « au cœur » d’une requête qu’elle avait à examiner.

8.- A cet égard, peu de questions se posaient du point de la qualité de victime et de la recevabilité des requêtes. Concernant celles introduites par les associations, il est en effet de jurisprudence constante que, dans le contexte de l’article 9, un organe ecclésial ou religieux peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par cette disposition9. Or, en l’espèce, les associations requérantes se présentaient bien comme des organisations représentatives des communautés musulmanes de Belgique, ainsi que des autorités religieuses de la communauté musulmane turque et marocaine de Belgique. Elles avaient pour but l’organisation et l’enseignement du culte musulman et il leur appartenait à ce titre d’organiser le rite ainsi que l’apprentissage et la certification des abatteurs rituels. Concernant les requêtes des requérants individuels en revanche, la Cour en écarte deux introduites par des personnes domiciliées dans la Région de Bruxelles-Capitale, où l’abattage rituel sans étourdissement n’était pas interdit et qui n’avaient pas démontré que les décrets litigieux avaient eu des répercussions sur tout le territoire belge (et donc sur eux) en réduisant significativement l’offre de viande casher.

9.- Par ailleurs, l’applicabilité de l’article 9 ne faisait guère de doute, la Cour ayant déjà affirmé que l’abattage rituel des animaux relevait du droit de manifester sa religion par l’accomplissement des rites au sens de l’article 9 de la Convention10 mais aussi que les restrictions ou prescriptions alimentaires pouvait relever de la pratique d’une religion11.

10.- Sur le fond, la Cour se sépare de l’analyse (contestable et contestée) effectuée dans l’arrêt Cha'are Shalom. Et elle juge ainsi, contrairement à ce qu’avançaient le gouvernement belge12 et l’association GAIA, tiers intervenante à l’affaire, qu’il y a bien eu en l’espèce une ingérence dans l’exercice de la liberté religieuse. A cet égard, elle précise d’emblée qu’elle n’est « guère équipée pour se livrer à un débat sur la nature et l’importance de convictions individuelles. En effet, ce qu’une personne peut tenir pour sacré paraîtra peut-être absurde ou hérétique aux yeux d’une autre, et aucun argument d’ordre juridique ou logique ne peut être opposé à l’assertion du croyant faisant de telle ou telle conviction ou pratique un élément important de ses prescriptions religieuses » (§85). Rapporté à l’espèce, la Cour estime qu’il ne lui appartient donc pas de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable à l’abattage est conforme avec les préceptes alimentaires des croyants musulmans et juifs. Et d’ajouter que « le fait qu’il existerait une discussion interne ou des avis divergents au sein des communautés religieuses musulmane et juive à cet égard, ne pourrait avoir pour effet de priver les requérants de la jouissance des droits garantis par l’article 9 ». En vue d’établir l’ingérence, il lui suffit donc de constater « qu’il ressort des débats parlementaires présidant à l’adoption des décrets litigieux que l’absence d’étourdissement préalable constitue un aspect du rite religieux qui atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance, pour certains membres des confessions juive et musulmane, dont les requérants font partie » (§87).

11.- L’ingérence étant de surcroit clairement « prévue par la loi », les aspects les plus sensibles que la Cour de Strasbourg avait à examiner portaient en réalité sur le but légitime poursuivi par la restriction à la liberté de religion (I.), sur son caractère « nécessaire dans une société démocratique » (II.) et enfin, quoique de façon sans doute plus accessoire, sur l’existence ou non d’une discrimination dans l’exercice de la liberté religieuse (III.).

 

I.- Une ingérence poursuivant un but légitime

 

12.- La détermination du but légitime poursuivi par l’ingérence constituait, à n’en pas douter, le cœur de l’arrêt et pour tout dire son principale apport. Il s’agissait en effet de la première affaire dans laquelle la Cour de Strasbourg devait se prononcer sur la question de savoir si la protection du bien-être animal pouvait être rattachée à l’un des buts légitimes visés par le paragraphe 2 de l’article 9, lesquels faut-il le rappeler sont en principe exhaustifs. Dans l’arrêt Cha'are Shalom, la Cour n’avait effectivement pas eu l’occasion d’aborder la question du but légitime, faute d’avoir reconnu préalablement l’existence d’une ingérence. L’aurait-elle fait d’ailleurs qu’elle se serait probablement plutôt appuyée sur l’argument de la santé publique mis en avant à l’époque par le gouvernement français pour justifier la nécessité d’un agrément.

13.- Dans son arrêt de 2021, la Cour constitutionnelle belge avait en revanche choisi de fonder le rejet des demandes d’annulation des décrets sur deux buts légitimes distincts : d’une part, la protection de la morale et, d’autre part, celle des droits et libertés des personnes qui accordent une place au bien-être animal dans leur conception de la vie. Or, devant le juge de Strasbourg, les requérants contestaient une telle approche, rappelant que la Convention « ne reconnaît pas la protection du bien-être animal comme un but légitime qui puisse justifier une atteinte à la liberté de manifester sa religion. La Convention n’accorderait aucun droit aux animaux et son champ d’application matériel et personnel serait limité aux êtres humains. Il ne saurait donc être question de mettre en balance les droits de l’homme avec les intérêts des animaux ni d’étendre la protection de la morale à la protection du bien-être animal » (§69). Certains requérant ajoutaient également que « rattacher le but poursuivi à la moralité publique aurait pour conséquence de dénaturer la lettre de la Convention ainsi que son esprit, et constituerait un changement radical de paradigme en affirmant la suprématie de l’opinion d’une fraction de la population soucieuse du bien-être des animaux pour fonder la réduction à néant d’un aspect essentiel de la liberté de religion d’une autre partie de la population » (§73).

14.- En réponse à ces arguments, la Cour commence par concéder qu’à la différence du droit de l’Union qui institue le bien-être animal comme un objectif d’intérêt général de son droit13, la Convention n’a pas pour objet de le protéger en tant que tel. La protection du bien-être animal n’est pas explicitement référencée à l’article 9§2 dans la liste exhaustive des buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans la liberté de manifester sa religion. Cependant, elle ajoute qu’elle a déjà reconnu à plusieurs reprises par le passé que la protection des animaux constituait une question d’intérêt général protégée par l’article 1014. Plus encore, elle a aussi admis que la prévention de la souffrance animale pouvait justifier une ingérence dans un droit garanti par l’article 11 de la Convention au titre de la protection de la morale15.

15.- Plus largement, la Cour rappelle que contrairement à ce qu’avancent les requérants, la protection de la morale publique, à laquelle se réfère l’article 9§2, ne peut être comprise comme visant uniquement la protection de la dignité humaine dans les relations entre personnes. À cet égard, elle observe que la Convention « ne se désintéresse pas de l’environnement dans lequel vivent les personnes qu’elle vise à protéger et en particulier des animaux dont la protection a déjà retenu l’attention de la Cour »16. Dès lors, et cela nous semble-être le « considérant phare » du présent arrêt sur un plan axiologique, la Convention ne peut être « interprétée comme promouvant l’assouvissement absolu des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale, au motif que la Convention reconnaît, aux termes de son article 1er, des droits et des libertés au profit des seules personnes » (§95).

16.- Par ailleurs, la Cour rappelle aussi que la notion de « morale » est évolutive par essence et que « ce qui pouvait être jugé moralement acceptable à une époque donnée, peut cesser de l’être après un certain temps ». La Convention est, on le sait, un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et cette doctrine de l’« instrument vivant » concerne non seulement les droits et libertés reconnus aux personnes par la Convention mais aussi les motifs justifiant les restrictions susceptibles de leur être apportées, compte tenu des évolutions sociétales et normatives intervenues depuis l’adoption de la Convention17. A ce stade, on note un mouvement circulaire de « fertilisation croisée » puisque la Cour de Strasbourg renvoie ici au raisonnement de son homologue de Luxembourg, lequel dans son arrêt de 2020, avait précisé qu’« à l’instar de la CEDH, la Charte est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques [...], de sorte qu’il convient de tenir compte de l’évolution des valeurs et des conceptions, sur les plans tant sociétal que normatif, dans les États membres. Or, le bien-être animal, en tant que valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis un certain nombre d’années, peut, au regard de l’évolution de la société, être davantage pris en compte dans le cadre de l’abattage rituel » (pt. 77).

17.- Enfin, et plus spécifiquement, la Cour de Strasbourg constate que la souffrance animale est considérée comme une valeur morale partagée par de nombreux Belges, qu’ils soient Flamands ou Wallons, comme en témoigne la forte majorité avec laquelle les deux décrets ont été votés. Elle note aussi que d’autres États du Conseil de l’Europe ont adopté des législations allant dans le même sens que les décrets litigieux, confirmant l’importance croissante de la prise en compte du bien-être animal. Une analyse de droit comparée révèle ainsi qu’une interdiction générale d’abattage sans étourdissement existe en Allemagne, à Chypre, au Danemark (tiers intervenant dans l’affaire), en Islande, en Norvège, au Royaume-Uni, en Slovénie, en Suède et en Suisse. Par ailleurs, l’Estonie, la Finlande, la Lituanie et la Slovaquie ont rendu obligatoire pour les abattages rituels la pratique du « post-cut stunning », par laquelle l’animal est étourdi au moment de l’égorgement ou juste après. Enfin, les Pays-Bas envisagent l’adoption d’une législation équivalente et, à l’instar de la Pologne, ils interdisent déjà l’exportation de viande issue d’animaux abattus sans étourdissement préalable. Ce qui ne suffit peut-être pas à évoquer un « consensus » mais a minima une « tendance » en faveur de la cause animale.

18.- Partant, la Cour ne voit pas de raisons de contredire la CJUE et la Cour constitutionnelle qui, l’une comme l’autre, ont estimé que la protection du bien-être animal constituait une valeur éthique à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance croissante et qu’il convenait d’en tenir compte dans l’appréciation des restrictions apportées à la manifestation extérieure des convictions religieuses. Il résulte de ce qui précède que la Cour peut tenir compte de l’importance croissante attachée à la protection du bien-être animal, y compris lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’examiner la légitimité du but poursuivi par une restriction au droit à la liberté de manifester sa religion. Dès lors, la protection du bien-être animal peut être rattachée à la notion de « morale publique », au titre des buts légitimes expressément prévus l’article 9§2 de la Convention.

19.- Si l’arrêt constitue de ce point de vue une avancée importante sur le plan de la prise en compte du bien-être animal, sa « nouveauté » doit tout de même être relativisée. En premier lieu, il permet avant tout la formalisation / transposition d’un but légitime qui avait déjà largement commencé à poindre dans le droit de la Convention, comme le rappelle la Cour en citant ses jurisprudences relatives à l’article 10 et à l’article 11. Le raisonnement se devait cependant d’être consolidé mais aussi d’être fortement étayé compte tenu de la sensibilité inhérente à la liberté religieuse. Se pose néanmoins la question de savoir si, à terme, le bien-être animal a vocation à devenir un but légitime « transverse », et donc aussi applicable en vue de restreindre l’exercice d’autres droits pour lesquels la Cour ne s’est, à notre connaissance, pas encore prononcé18. En deuxième lieu, « l’audace créatrice » de la Cour est sensiblement relativisée par le renvoi régulier aux arrêts de la CJUE et de la Cour constitutionnelle belge qui avaient déjà rattaché le bien-être animal au respect de la morale. De la sorte, la Cour veille à ne pas remettre en cause la nature subsidiaire de la Convention (ni celle de son contrôle), estimant que compte tenu du contrôle approfondi effectué en droit interne, elle n’a pas de raison de s’écarter de ce qui a été jugé par la Cour constitutionnelle. En troisième lieu, et un peu à rebours du point précédent, la Cour estime que compte tenu du rattachement à la morale qu’elle vient d’opérer, elle peut se dispenser « de déterminer si, ainsi que la Cour constitutionnelle l’a jugé, la mesure litigieuse peut également passer pour viser la protection des droits et libertés des personnes qui accordent une place au bien-être animal dans leur conception de la vie » (§102). Une économie de moyen qui, selon les sensibilités, passera pour de la sagesse ou de la timidité. Mais qui à titre personnel nous parait bienvenue dans la mesure où en privilégiant la morale sur les droits d’autrui, la Cour fait en sorte de ne pas fractionner davantage encore le corps social des Etats, en opposant frontalement les intérêts (religieux) des uns aux intérêts (éthiques) des autres.

 

II.- Une ingérence « nécessaire dans une société démocratique »

 

20.- La restriction poursuivant un but légitime, il convenait ensuite de déterminer si elle était « nécessaire dans une société démocratique », autrement dit si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissaient « pertinents et suffisants ». De ce point de vue, la Cour débute son analyse en évoquant l’ampleur de la marge d’appréciation qu’il convient d’accorder à la Belgique (§104). Rappelant alors le rôle subsidiaire du mécanisme de la Convention et la fait que les autorités nationales qui jouissent d’une légitimité démocratique directe sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux, la Cour insiste une nouvelle fois sur le fait que « lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national »19. A fortiori lorsque l’interdiction intervient au terme d’un processus parlementaire mûrement réfléchi relatif à des choix de société, la Cour ayant alors indiqué à plusieurs reprises qu’elle devait faire preuve « de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionnalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause »20. Ainsi, dans des circonstances telles que celles de l’espèce qui, d’une part, concernent les rapports entre l’État et les religions et, d’autre part, ne font pas apparaître de consensus net au sein des États membres mais révèlent tout de même une évolution progressive en faveur d’une protection accrue du bien-être animal (supra), les autorités nationales doivent, selon la Cour, « assurément se voir reconnaître une marge d’appréciation qui ne saurait être étroite » (§106).

21.- Une telle formulation mérite selon nous de retenir l’attention, la Cour n’évoquant pas une « ample » marge d’appréciation (comme par exemple dans l’arrêt S.A.S.) ni une marge d’appréciation élargie (comme par exemple dans l’arrêt Y. c/ France) mais, de façon négative, une marge « qui ne saurait être étroite ». Dans la mesure où la Cour prend aussi soin de préciser tout de suite après que « cette marge ne pourrait toutefois être illimitée sous peine de vider la liberté de religion […] de sa substance et de son effectivité », on serait tenté d’en déduire que la Cour privilégie en l’espèce une voie médiane (et donc une « marge moyenne ») susceptible de convaincre non seulement les parties au litige mais aussi (et peut-être surtout), les juges européens eux-mêmes, lesquels selon toute vraisemblance n’étaient pas forcément tous du même avis quant au poids qu’il convenait d’accorder à la garantie de liberté religieuse et/ou concernant l’intensité du contrôle que la Cour se devait d’exercer dans cette affaire.

22.- Plus avant, la Convention n’ayant pas pour objet de protéger le bien-être animal en tant que tel (contrairement au droit de l’Union), la Cour précise qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, d’effectuer une mise en balance de deux droits d’égale valeur au regard de la Convention « mais d’apprécier si l’ingérence dans la liberté des requérants de manifester leur religion se justifie dans son principe et si elle est proportionnée au regard de la protection de la morale publique à laquelle peut se rattacher la protection du bien-être animal, compte tenu de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en ce domaine » (§107). A ce titre, et selon une méthodologie désormais classique, elle déclare accorder un poids déterminant à deux paramètres : la qualité du processus parlementaire et celle du contrôle juridictionnel

23.- Du premier point de vue, la Cour relève que les législateurs régionaux ont cherché à peser les droits et intérêts en présence au terme d’un processus législatif dûment réfléchi et précédé d’une vaste consultation de représentants de différents groupes religieux, de vétérinaires ainsi que d’associations de protection des animaux. En outre, leur arbitrage a été expressément motivé au regard des exigences de la liberté de religion, en ayant examiné l’impact de la mesure sur celle-ci et procédé à une longue analyse quant à la proportionnalité. Tandis que du second point de vue, la CJUE et la Cour constitutionnelle ont, nous l’avons vu, pris en compte de manière circonstanciée les exigences de l’article 9 de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour. Ce double contrôle s’inscrit dans l’esprit du principe de subsidiarité et la Cour ne pourrait faire fi de ces examens préalables dans le cadre de son propre contrôle.

24.- Indépendamment de la conclusion à venir, la suite du raisonnement peut en revanche un peu dérouter du point de vue de la cohérence méthodologique et/ou jurisprudentielle. Au §116, la Cour note en effet que « les deux décrets litigieux se fondent sur un consensus scientifique établi autour du constat selon lequel l’étourdissement préalable à la mise à mort de l’animal constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort ». Or, elle affirme avoir récemment rappelé que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée, « elle doit tout d’abord passer pour ne pas limiter les droits que l’intéressé tire de l’article 9 dans une mesure excédant ce qui est nécessaire pour atteindre le(s) but(s) légitime(s) visé(s), ce qui suppose de s’assurer qu’il(s) ne puisse(nt) pas être atteint(s) à l’aide de mesures moins intrusives ou radicales »21. Ce serait donc parce que les législateurs flamand et wallon ont veillé en l’espèce « à prendre une mesure qui n’excède pas ce qui est nécessaire à la réalisation du but poursuivi » (et parce qu’il n’existait pas de mesure moins radicale que l’étourdissement réversible) que la restriction peut être considérée comme proportionnée. D’autant qu’il n’appartient pas à la Cour de dire si cette alternative satisfait aux préceptes de la religion dont les requérants se revendiquent. En revanche, « cela montre que les autorités concernées ont cherché à peser les droits et intérêts en jeu et à trouver un juste équilibre entre ceux-ci. Aussi la Cour estime que la mesure litigieuse s’inscrit dans le cadre de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en la matière » (§119).

25.- Au terme de ce raisonnement, la Cour de Strasbourg peut donc donner l’impression de vouloir faire coexister, au sein d’un même arrêt, deux lignes jurisprudentielles distinctes et d’une certaine façon deux types de contrôle. L’un plutôt « traditionnel » fondé sur le caractère non excessif de la mesure (et sur l’absence d’alternative moins attentatoire à la liberté) et l’autre plus « moderne » – et largement à l’œuvre depuis l’arrêt Animal Defender de 2012 - fondé sur la qualité du débat parlementaire et du contrôle juridictionnel (« contrôle du contrôle »). En ce sens, les opinions concordantes de la juge Koskelo (à laquelle se rallie le juge Kuris) et de la juge Yüksel mettent clairement en lumière une telle rupture apparente de cohérence.

26.- Selon la juge Koskelo, la Cour laisse entendre aux §§116-117 qu’une mesure ne pourrait satisfaire au critère de proportionnalité que si le but légitime visé ne peut être atteint à l’aide de mesures moins restrictives ou moins intrusives. Or « cette déclaration est problématique, car elle contredit clairement la position adoptée par la Cour dans sa jurisprudence, notamment dans une série d’arrêts rendus récemment par la Grande Chambre. De plus, elle ne concorde pas avec les notions fondamentales que sont la marge d’appréciation et la subsidiarité, en particulier dans le contexte des mesures législatives ». Pour elle, il n’y aurait « aucune raison visible de suivre, dans le contexte de l’article 9, une approche de la question de la proportionnalité qui ne soit pas la même, et qui soit plus stricte – quelle que soit l’étendue de la marge d’appréciation –, que celle suivie à l’égard d’autres droits non absolus tels que ceux consacrés aux articles 8 ou 10 ». La juge Yüksel déplore aussi que l’arrêt présente comme centrale la question de savoir si la mesure litigieuse est ou non la moins préjudiciable au droit qui découle pour les requérants de l’article 9. A cet égard, elle se dit d’autant plus préoccupée « que, par cette approche, la Cour semble s’aventurer à déterminer quels aspects de l’abattage rituel sont indispensables et lesquels ne le sont pas », alors même qu’elle a affirmé avant (§§85 à 87) et qu’elle rappelle ensuite (§118) qu’il ne lui appartient pas de statuer sur le point de savoir si l’étourdissement prescrit par les dispositions litigieuses est ou non conforme aux préceptes des religions concernées.

27.- Pour l’observateur externe, il est difficile de comprendre les raisons de la coexistence apparente des deux approches (et le poids conféré à l’absence de mesure alternative possible) si ce n’est, pour le commentateur, d’avancer que l’objectif était peut-être une nouvelle fois de trouver un point d’équilibre entre les juges européens partisans de la subsidiarité et ceux adeptes d’un contrôle approfondi ou encore, entre ceux davantage soucieux du bien-être animal et ceux davantage préoccupé par une protection étendue de la liberté de religion. La professeure Eva Brems y voit cependant plutôt un « clash » entre une approche substantielle et une approche procédurale de la subsidiarité23. A savoir que pour la majorité, le simple fait que les autorités nationales aient recherché s’il existait une mesure moins restrictive peut permettre à la Cour de conclure plus aisément que l’État défendeur est effectivement resté dans les limites de sa marge d’appréciation sans pour autant que la Cour exerce elle-même un contrôle approfondi sur l’existence ou l’absence de mesure alternative. Une chose semble néanmoins certaine : un tel raisonnement « syncrétique » manque tout de même un peu de clarté et, en définitive, il est assez difficile de déterminer avec certitude si la qualité avérée du débat parlementaire et du contrôle juridictionnel aurait pu ne pas suffire dans l’hypothèse où une mesure alternative moins restrictive avait existé en l’espèce mais n’avait pas été privilégiée par les autorités belges.

28.- S’agissant en revanche du second volet du grief des requérants tenant à la difficulté, voire l’impossibilité, de se procurer de la viande conforme à leurs convictions religieuses, il appelle nettement moins de commentaires. La Cour note en effet que les Régions flamande et wallonne n’interdisent pas la consommation de viande provenant d’autres régions ou pays dans lesquels l’étourdissement préalable à la mise à mort des animaux ne constitue pas une exigence légale24. Et elle ajoute que les requérants n’ont du reste pas démontré devant elle que l’accès à la viande abattue conformément à leurs convictions religieuses était devenu plus difficile après l’entrée en vigueur des décrets litigieux. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut donc que les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce. Elles ont pris une mesure qui est justifiée dans son principe et qui peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la protection du bien-être animal en tant qu’élément de la « morale publique ». L’article 9 n’a donc pas été violé.

 

III. Une ingérence non-discriminatoire

 

29.- Enfin, les différents arguments des requérants tenant à une discrimination dans l’exercice de la liberté religieuse (violation de l’article 14 combiné avec l’article 9) pouvaient difficilement prospérer. Et ceci quelles que soit les « catégories envisagées » en vue de l’examen de comparabilité des situations, première mais décisive étape du contrôle.

30.- S’agissant tout d’abord de la situation des requérants (en tant que pratiquants juifs et musulmans) comparée à celle des chasseurs et des pêcheurs, la Cour commence par préciser qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la compatibilité de la chasse et de la pêche avec le bien-être animal, question qui dépasse le cadre de la présente affaire. Ensuite, à supposer même que la différence de traitement dénoncée soit fondée sur un motif de discrimination prohibé par l’article 14, les requérants n’ont pas démontré être dans une situation analogue ou comparable aux chasseurs et aux pêcheurs. En effet, la situation des pratiquants juifs et musulmans qui souhaitent consommer de la viande issue de l’abattage rituel se distingue de celle des chasseurs et pêcheurs qui procèdent à la mise à mort d’animaux. En outre, ces conditions de mise à mort se révèlent sensiblement différentes. L’abattage rituel étant effectué sur des animaux d’élevage, leur mise à mort se déroule dans un contexte distinct de celui des animaux sauvages abattus dans le cadre de la chasse et de la pêche récréative25. Il ne saurait en aller autrement de la pêche de poissons d’élevage qui s’effectue dans un milieu aquatique fondamentalement différent des abattoirs.

31.- S’agissant ensuite de la situation des requérants (en tant que pratiquants juifs et musulmans) comparée à celle du reste de la population, la Cour relève à juste titre que les pratiquants juifs et musulmans ne sont pas traités de la même manière que les personnes qui ne sont pas soumises à des préceptes alimentaires religieux26. Les décrets litigieux prévoient précisément une méthode d’étourdissement alternative lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux : le procédé d’étourdissement est alors réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal. Il n’est donc pas question en l’espèce d’une absence de distinction dans la façon dont des situations différentes sont traitées.

32.- S’agissant enfin de la situation des requérants, pratiquants juifs, par rapport aux pratiquants musulmans, la Cour rappelle – comme elle l’avait fait s’agissant de déterminer l’ingérence – qu’il ne lui appartient pas, en tant que juridiction internationale, de se prononcer sur le contenu des préceptes alimentaires en matière religieuse, a fortiori lorsque ceux-ci sont discutés. En tout état de cause, « la seule circonstance que les préceptes alimentaires de la communauté religieuse juive et ceux de la communauté religieuse musulmane sont de nature différente ne suffit pas pour considérer que les croyants juifs et les croyants musulmans se trouvent dans des situations sensiblement différentes par rapport à la mesure litigieuse au regard de la liberté religieuse ».

33.- Même s’il n’est pas exempt d’un certain « flou argumentatif » quant au type de contrôle exercé (et aux exigences de la Cour pour qu’une mesure concourant au bien-être animal soit considérée comme proportionnée) et même s’il pourra éventuellement susciter quelques inquiétudes quant à l’approche évolutive de la notion morale27, l’arrêt sous commentaire constitue à l’évidence une pierre essentielle à la jurisprudence européenne relative au bien-être animal. La balle est certes principalement dans le camp des Etats parties mais ces derniers savent désormais qu’ils peuvent légitimement interdire (ou a minima encadrer) certaines pratiques ou activités, religieuses et a fortiori non religieuses, qui au nom des libertés de l’Homme sont de nature à constituer une réelle source de souffrance pour l’animal28. Plus spécifiquement, l’arrêt Executief van de Moslims ouvrira peut-être également la voie dans les prochains temps à une évolution de la législation française, aucune obligation d’étourdissement préalable n’existant à l’heure actuelle dans notre Etat en matière d’abattage rituel29. Ce qui en matière de prise en compte du bien-être et de la sensibilité animale par le droit français n’est pas le moindre des paradoxes…

D. S.

 

2.- Le droit de l’Union européenne

 

a.- La législation

 

Le report des réformes de la législation de l’Union européenne sur le bien-être animal au profit d’un « dialogue stratégique » avec les organisations agricoles

 

34.- Dans la continuité du Pacte vert pour l’Europe de 2019, la Stratégie de la ferme à la table élaborée en 2020 (COM/2020/381 final) par la Commission européenne prévoyait d’évaluer et de réviser, d’ici la fin de l’année 2023, « la législation existante en matière de bien-être des animaux, y compris en ce qui concerne le transport et l’abattage ». Dans la continuité, la lettre d’intention sur l’état de l’Union de 2022 listait au titre des « principales initiatives nouvelles pour 2023 » la « révision de la législation de l’UE en matière de bien-être animal ». Ces engagements ne faisaient que répondre au souhait de l’Union européenne d’être le fer de lance de la protection du bien-être animal dans un contexte marqué par une montée en puissance de l’intérêt accordé à cette question par la société civile. L’Union européenne, et tout particulièrement la Commission européenne, ne pouvaient ignorer cette importance grandissante à l’aune du nombre croissant d’initiatives citoyennes européennes en lien avec le bien-être animal (Stop vivisection en 2012, End the Cage Age en 2018, Stop Finning – Stop the trade en 2019, Save cruelty free cosmetics - commit to a Europe without animal testing en 2021 ou encore Fur Free Europe en 2022). En outre, en 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a consacré le bien-être animal « en tant que valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis un certain nombre d’années ».

35.- L’année 2023 ne s’est cependant pas déroulée selon le plan établi en ce que les considérations relatives au bien-être animal ont été perçues comme de bien peu d’importance face à (voire en contradiction avec) la montée en puissance d’autres problématiques plus prégnantes, dont la colère des agricultrices et des agriculteurs dans de nombreux États membres de l’Union européenne. Cette situation a également conduit à un recul des partis européens sur la question du bien-être animal, notamment du Parti populaire européen majoritaire au sein du Parlement européen, dès lors que cette question n’est plus apparue comme de nature à générer le soutien des électrices et des électeurs. Les ambitions initiales de la Commission européenne ont incontestablement été repensées pour tenir compte de ce nouveau contexte politique et social.

36.- Concrètement, à la fin de l’année 2023, la Commission n’avait proposé que deux textes de révision, l’un sur la protection des animaux durant le transport (COM/2023/770 final), l’autre sur le bien-être des chiens et des chats et leur traçabilité (COM/2023/769 final). Ces deux textes sont actuellement en discussion au sein du Conseil de l’Union européenne. Aucune proposition de révision n’a cependant été formulée concernant, par exemple, la question de la mise à mort des animaux de ferme, la création d’un label européen sur le bien-être animal ou encore la fin de l’élevage en cage. Cette dernière question avait pourtant fait l’objet d’une initiative citoyenne européenne à laquelle la Commission avait répondu, en juin 2021, qu’elle entendait « proposer de supprimer progressivement et de finalement interdire l’utilisation de tels systèmes de cages » (C(2021) 4747 final).

37.- Interrogée en octobre 2023 par des parlementaires européens sur son intention de tenir les engagements pris quant à la réforme de la législation relative au bien-être animal d’ici la fin de l’année 2023 (Question parlementaire - P-003061/2023(ASW)), la Commission a répondu au début de l’année 2024 que, au-delà des deux propositions précitées, « les travaux préparatoires visant à réviser la législation européenne actuelle sur le bien-être des animaux (…) sont toujours en cours ». Concernant précisément la question de l’élevage en cage, la Commission soulignait alors que les « résultats préliminaires de l'analyse d'impact en cours montrent que la transition vers des systèmes sans cages nécessite l'adaptation de plusieurs paramètres d'élevage, comme la création d'un environnement plus riche et la garantie d'un espace disponible plus important » et que « d'autres consultations sont nécessaires en ce qui concerne les coûts, la durée appropriée de la période transitoire et les mesures pertinentes à l'importation ». Partant, les travaux relatifs au bien-être animal devaient « se poursuivre, notamment dans le cadre du dialogue stratégique sur l'avenir de l'agriculture dans l'UE ».

38.- Ce dialogue stratégique a été annoncé par Ursula von der Leyen lors de son discours sur l’état de l’Union prononcé le 13 septembre 2023, soit au cœur des tensions avec le milieu agricole. La présidente de la Commission européenne a alors tenu à rendre « hommage » aux agricultrices et aux agriculteurs et à « les remercier d'assurer, jour après jour, notre approvisionnement alimentaire ». C’est à cette occasion, et dans ce contexte, qu’elle a annoncé la création d’un « dialogue stratégique sur l'avenir de l'agriculture dans l’Union européenne ». Le discours sur l’état de l’Union et la lettre d’intention qui l’accompagnait ne faisaient alors aucune mention du bien-être animal. Partant, ce dialogue entre les organisations agricoles et l’Union européenne, finalement inauguré le 25 janvier 2024 et encore en cours, a été pensé pour répondre à la colère du milieu agricole, et non avec l’intention politique de promouvoir le bien-être animal, comme se fût le cas lorsqu’a été pensée la Stratégie de la ferme à la table. Nul doute, dans ces conditions, que le bien-être animal n’est pas au cœur de ce dialogue, pas plus qu’il n’est l’un de ses objectifs principaux. Partant, d’une part, les réformes annoncées depuis 2020 sont bloquées au stade de la réflexion et des engagements concrets ont laissé place à un dialogue aux contours flous. D’autre part, le contexte politique actuel laisse à penser que si les révisions attendues voient finalement le jour, elles ne seront pas aussi ambitieuses que celles initialement annoncées dans un contexte bien différent.

L. B.

 

b.- La jurisprudence

 

39.- Le règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques31, a déjà fait l’objet d’une jurisprudence abondante en ce qu’il permet de définir les modalités de contrôle des substances actives tant au niveau de l’Union européenne lors du classement de ces substances qu’au niveau national lors de leur autorisation de mise sur le marché.

40.- C’est ainsi que l’année dernière la Cour de justice avait rendu un retentissant arrêt Pesticide Action Network et autres32 à propos d’une décision des autorités belges d’autoriser de manière exceptionnelle sur le fondement de l’article 53, § 1, du règlement (CE) n° 1107/2009 l’usage de néonicotinoïdes dont on sait qu’ils représentent l’une des causes majeures de disparition des abeilles mellifères. A cette occasion la Cour avait retenu une interprétation restrictive de cette disposition en rappelant tout d’abord que le règlement « ne fait aucunement état de la volonté de ce législateur [de l’Union] de permettre [aux Etats membres] de déroger à une interdiction explicite de telles semences » (point 43). En outre, et en s’appuyant sur les considérants liminaires du règlement, elle avait affirmé que « les dispositions régissant l’octroi des autorisations doivent garantir un niveau élevé de protection et que, lors de la délivrance d’autorisations pour des produits phytopharmaceutiques, l’objectif de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement, en particulier, « devrait primer » l’objectif d’amélioration de la production végétale […]. »33

41.- On observera donc avec intérêt un nouveau contentieux porté devant la Cour de justice par la même requérante et ayant donné lieu à un arrêt de la Cour de justice sur renvoi préjudiciel le 23 avril 2024. Dans cette affaire il était question d’une substance active incorporée dans certains produits phytopharmaceutiques (pesticides). Or il serait démontré pour la requérante que la dite substance active a des propriétés qui perturbent le système endocrinien chez l’être humain. S’il n’est donc pas dans cette affaire question de la santé et du bien-être chez l’animal la solution retenue par la Cour de justice est susceptible d’avoir des répercussions pour l’ensemble des affaires qui mettent en jeu de telles substances, y compris donc celles nocives pour l’animal.

42.- Ainsi, le juge de l’Union a considéré que l’« ’autorité compétente d’un État membre chargée d’évaluer une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un produit phytopharmaceutique est tenue, lors de l’examen de cette demande, de prendre en compte les effets indésirables que les propriétés perturbant le système endocrinien d’une substance active contenue dans ledit produit sont susceptibles de causer sur l’être humain, compte tenu des connaissances scientifiques ou techniques pertinentes et fiables qui sont disponibles au moment de cet examen » (point 100. C’est nous qui soulignons), et non seulement les autorités de l’Union européenne au cours de la classification de ces substances. En d’autres termes, le principe de précaution trouve à s’appliquer à tous les stades de la procédure, tant au niveau européen que national.

C’est donc une bonne nouvelle pour la santé de l’homme, mais aussi des animaux.

C. M.

  • 1 
  • CourEDH, Gde ch., arrêt du 26 juin 2000, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, n° 27417/95.

  • 2 Dans leur opinion dissidente commune, les juges Bratza, Fischbach, Thomassen, Tsatsa-Nikolovska, Pantiru, Levits et Traja estimaient toutefois qu’il y avait bien eu une ingérence dans la liberté religieuse et que l’article 9 avait été violé (par cinq voix), de même que l’article 9 combiné à l’article 14 (par sept voix).
  • 3 Concernant la région de Bruxelles-Capitale en revanche, aucune disposition spécifique n’a encore été adoptée à ce jour et c’est donc la législation fédérale qui continue à s’appliquer. A savoir la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux qui prévoit que, « sauf cas de force majeure ou de nécessité, un animal vertébré ne peut être mis à mort sans anesthésie ou étourdissement » (article 15, alinéa 1er) mais qui ajoute que « cette exigence ne s’applique pas aux abattages prescrits par un rite religieux » (article 16, § 1er, alinéa 2).
  • 4 L’étourdissement par électronarcose « 2 points », dit « réversible », consiste à placer une électrode de chaque côté de la tête de l’animal, ce qui provoque une dépolarisation des neurones. La perte de conscience et de sensibilité de l’animal est temporaire d’où la réversibilité du processus.
  • 5 Pour davantage de détails (et de débats) sur la question générale de l’abattage rituel, nous renvoyons à l’important dossier thématique « L’abattage rituel » paru dans cette revue, n°2/2010, pp. 167 à 314.
  • 6 V. en ce sens les références données par Dalil Boubakeur dans le dossier thématique précité, pp. 172 et s.
  • 7 CJUE, Gde ch., arrêt du 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België et al., aff. C-336/19. Voir les commentaires de Mustapha Afroukh (pp. 233 et s.) et Christophe Maubernard (pp. 133 et s.) sous cet arrêt, cette Revue, 2020/2.
  • 8 Cour const. de Belgique, arrêts du 30 septembre 2021, n° 117/2021 et 118/2021.
  • 9 V. par ex. CourEDH, Gde ch., arrêt du 26 juin 2000, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, préc. §72 ; et CourEDH, arrêt du 24 mai 2016, Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et al. c. Turquie, n° 36915/10 et 8606/13, § 87.
  • 10 CourEDH, Gde ch., arrêt du 26 juin 2000, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, préc. § 74.
  • 11 CourEDH, arrêt du 17 décembre 20213, Vartic c. Roumanie (n° 2), n° 14150/08, § 35.
  • 12 Selon le gouvernement belge, « dans la mesure où les décrets en cause n’interdisent pas l’abattage rituel en tant que tel mais ne visent qu’un aspect de l’acte rituel – celui de l’absence de l’étourdissement préalable –, la conviction des requérants à cet égard n’atteindrait pas le niveau de force et d’importance nécessaire à la caractérisation d’une ingérence ». La Cour répond toutefois que « le devoir d’impartialité et de neutralité de l’État lui impose de s’abstenir de toute appréciation de la légitimité des convictions religieuses des uns ou des autres et de la manière dont elles s’expriment » (v. en ce sens CourEDH, arrêt du 15 janvier 2013, Eweida et al. c. Royaume-Uni, n° 48420/10, §81 ou CourEDH, Gde ch., arrêt du 3 juillet 2014, S.A.S. c. France, n° 43835/11, §55).
  • 13 Article 13 TFUE : « Lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ».
  • 14 A cet égard, sont notamment cités CourEDH, arrêt du 8 novembre 2012, PETA Deutschland c. Allemagne, n° 43481/09, § 47 et CourEDH, arrêt du 16 janvier 2014, Tierbefreier e.V. c. Allemagne, n° 45192/09, § 59.
  • 15 CourEDH, décision du 24 novembre 2009, Friend et al. c. Royaume-Uni, n° 16072/06, § 50. Dans cette affaire relative à l’interdiction de la chasse à courre au renard, la Cour avait considéré sous l’angle de l’article 11 qu’une telle interdiction poursuivait le but légitime de protection de la morale, au sens qu’elle visait à éliminer la chasse et l’abattage d’animaux à des fins purement sportives « d’une manière que le législateur avait jugée comme causant des souffrances et comme étant moralement et éthiquement répréhensible ».
  • 16 On renverra en ce sens à l’ensemble des chroniques publiées dans cette revue.
  • 17 L’interprétation dynamique du but légitime dans cette affaire n’est d’ailleurs pas sans faire penser à celle opérée par la Cour dans l’arrêt S.A.S. c. France (préc.) dans lequel l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public avait été fondé, de façon très « constructive » sur la préservation des conditions du « vivre ensemble », en tant qu’élément de la protection des droits et libertés d’autrui.
  • 18 On pense notamment au droit à la vie privée (art. 8), voire au droit à la vie (article 2) mais aussi au droit de propriété, s’agissant par exemple pour les Etats de protéger des personnes (voire leurs biens) contre des animaux considérés comme « dangereux » ou « nuisibles ». V. en ce sens CourEDH, arrêt du 26 juillet 2011, Georgel et Georgeta Stoicescu c. Roumanie, n° 9718/03 (morsures infligées aux requérants par des chiens errants).
  • 19 Pour des utilisations récentes de cette formule, v. par ex. CourEDH, arrêt du 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17 (refus de reconnaitre un genre neutre à l’état civil) ; et CourEDH, arrêt du 14 septembre 2023, Baret et Caballero c. France, n° 22296/20 et 37138/20 (interdiction de la fécondation post-mortem).
  • 20 V. par ex. CourEDH, Gde ch., arrêt du 3 juillet 2014, S.A.S. c. France, préc. §§153-154.
  • 21 V. notamment l’avis consultatif du 14 décembre 2023 sollicité par le Conseil d’Etat belge sur le refus d’autoriser une personne à exercer la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage en raison de sa proximité avec un mouvement religieux ou de son appartenance à celui-ci, demande n° P16-2023-001, § 114.
  • 23 22=CourEDH, Gde ch., arrêt du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni, n° 48876/08. E. Brems, « In The Strasbourg Club : Executief Van De Moslims Van België and others v. Belgium », 2 avril 2024, https://strasbourgobservers.com/2024/04/02/in-the-strasbourg-club-executief-van-de-moslims-van-belgie-and-others-v-belgium/.
  • 24 Ce point avait également été souligné par la CJUE dans son arrêt de 2020 (préc., pt. 78).
  • 25 V. dans le même sens CJUE, Gde ch., arrêt du 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België et al., préc. pts. 91 à 93.
  • 26 Pour mémoire, une discrimination au sens de la CEDH peut résulter tant du fait de traiter différemment des personnes dans une situation comparable que du fait de traiter de façon identique des personnes dans une situation fondamentalement différente. V. CourEDH, Gde ch., arrêt du 17 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce, n° 34369/97.
  • 27 En ce sens, v. J. Andriantsimbazovina, « Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », Gaz. Pal., 16 avril 2024, p. 7. Selon l’auteur, on pourrait « s’inquiéter d’une telle interprétation constructive de la ‘morale publique’ en raison du caractère évolutif de celle-ci. En effet, le risque de réversibilité est grand en fonction de l’opinion majoritaire du moment ».
  • 28 On pourra penser à cet égard à certaines pratiques de chasse ou encore à la corrida…
  • 29 A cet égard, le texte le plus récent en date est le décret du 28 décembre 2011 qui prévoit qu’un abattoir devra être préalablement autorisé à pratiquer un abattage rituel par le préfet du département du lieu de l'abattoir. L'autorisation est accordée aux abattoirs justifient de la présence d'un matériel adapté et d'un personnel dûment formé et de procédures garantissant des cadences et un niveau d'hygiène adaptés à cette technique d'abattage.
  • 31 30=CJUE, Gde ch., Centraal, aff. C‑336/19, point 77. V. notamment, dans le numéro 2-2020 de cette revue : M. AFROUKH, « Droits religieux », p. 233 et Ch. MAUBERNARD, « Rites religieux d’abattage et bien-être animal : une conciliation au prisme d’exigences plus ‘‘modernes’’ induites par la valeur de l’Union relative au bien-être animal », p. 133. JOUE n° L 309 du 24 novembre 2009.
  • 32 CJUE, 19 janvier 2023, aff. C-162/21.
  • 33 M. CINTRAT, « Pesticides : la primauté de la santé des abeilles sur l’amélioration de la production agricole », JCP ed. G, 17 avril 2023, n° 15, pp. 791-798. Voy. aussi E. TRUILHE, « CJUE du 19 janvier 2023, Pesticides Action Network, ou la redoutable efficacité du juge européen en matière de néonicotinoïdes », RJE, 2023/3, pp. 695-709 ; D. SIMON, « Néonicotinoïdes », Europe, mars 2023, n° 3 ; E. GAILLARD, « Quel avenir durable en cas d’autorisation temporaire de pesticides aux effets toxiques persistants ? Retour sur la sage des néonicotinoïdes », Energie-Environnement-Infrastructures, mai 2022, n° 5 ; D. GADBIN et Y. PETIT, « Initiative européenne sur les pollinisateurs. Comment inverser le déclin des pollinisateurs d’ici 2030 ? », Revue de droit rural, mai 2023, n° 5.
 

RSDA 1-2024

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