Actualité juridique : Jurisprudence

Responsabilité civile

  • Jean Mouly
    professeur émérite
    Université de Limoges
    FDSE – OMIJ

Troubles de voisinage : encore le chant du coq, mais devant la Cour de cassation ! (note sous Cour de cassation, 3e Chambre civile, 16 mars 2023, n° 22-11.658)

Mots-clés : Responsabilité civile délictuelle. Troubles anormaux de voisinage. Chant du coq. Mesure sonore. Preuve. Pouvoir souverain des juges du fond.

1. Le coq Maurice a fait des petits... et même une loi, voire deux. On se souvient que la grande presse s’était, il y a peu, emparée de l’affaire de ce fier gallinacé qui, tous les matins, échauffait les oreilles délicates d’un voisin mal embouché. Le tribunal d’instance de Rochefort, dans un jugement du 5 septembre 2019, avait pourtant débouté ce dernier de son action pour trouble anormal de voisinage entreprise contre le propriétaire de l’animal. Le juge avait en effet considéré que les cocoricos litigieux ne se produisaient que sur une courte période d’une demi-heure le matin, ce qui, selon lui, était tout à fait supportable dans une petite bourgade de campagne (RSDA 2020, n° 1, p. 345, note G. Jeannot-Pagès ; Rev. dt. Rural 2019, n° 477, p. 46, note C. Latil ; JCP G 2020, n° 20, p. 478, note J. Monnet ; Rev. dt. d’Assas 2019, n° 19, note J. De Dinechin). En réalité, le juge se bornait en l’espèce à faire application des règles classiques en matière de troubles de voisinage. En effet, le trouble causé par le coq n’était pas en l’occurrence « anormal », surtout dans un environnement exclusivement rural. Étonnement, l’affaire avait pourtant conduit le législateur à adopter une loi pour inscrire au patrimoine commun de la Nation, aux côtés des espaces naturels et des paysages, les « sons et les odeurs qui les caractérisent » (loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes). On a déjà indiqué dans ces colonnes tout le « bien » que l’on pense de cette loi pour ne pas avoir à y revenir (cf. aussi, dans le même sens, A. Denizot, RTD civ. 2021, 490). Comme on pouvait le redouter, cette loi n’a cependant pas suffi pour faire cesser les conflits de voisinage relatifs aux inconvénients sonores que les animaux peuvent provoquer. On regrettera simplement que la presse ne choisisse pas toujours de manière très appropriée les affaires dont elle se fait l’écho car il semble bien que l’arrêt ici commenté, émanant pourtant de la plus haute formation judiciaire française, n’ait pas bénéficié de la même publicité médiatique que le jugement du tribunal de Rochefort. Certes, il n’a pas eu les honneurs du bulletin ; pour autant, il n’est pas dépourvu d’intérêt. On notera aussi au passage que cet arrêt a été rendu, comme il est d’usage en matière de troubles de voisinage, par la troisième chambre civile alors que, depuis 2018, la Cour juge que ces actions ne sont plus des actions réelles immobilières, mais des actions en responsabilité civile extracontractuelle, normalement justiciables de la deuxième chambre (Civ. 2e, 13 septembre 2018, n° 17-22.474 , Bull. civ. II, n° 176 ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. Dross). La Cour de cassation n’a pas encore pris acte de son propre revirement !

2. Quoi qu’il en soit, dans cette affaire comme dans celle du coq Maurice, des propriétaires se plaignaient de nuisances sonores dues à la proximité d’un poulailler installé près de leur maison d’habitation. Il est vrai que, cette fois, les voisins importuns entretenaient sur la parcelle attenante tout un élevage de coqs et que, dès potron-minet, ce n’était pas le chant d’un seul volatile, mais les cocoricos d’une batterie tout entière de gallinacés qui sonnaient l’heure du réveil pour la communauté villageoise. Ils avaient donc assigné ces voisins sans gêne en indemnisation de leur préjudice sur le fondement de la théorie des troubles de voisinage. N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juges du fond (Chambéry, 9 décembre 2021), ils s’étaient pourvus en cassation en songeant sans doute que, si le chant d’un seul coq peut ne pas constituer un trouble anormal de voisinage, il devait en aller autrement des cocoricos de tout un élevage. Leur pourvoi est cependant rejeté par la haute juridiction.

3. Comme souvent dans ce genre d’affaires, la question au centre des débats était celle de la preuve. Il convient de rappeler que, conformément à la règle « Actori incumbit probatio », c’est au demandeur de rapporter la preuve du trouble anormal dont il se plaint (cf. aussi article 1353 al. 1er du code civil). Les propriétaires l’avaient en l’occurrence bien compris puisqu’ils avaient sollicité les services d’un commissaire de justice (ci-devant huissier) pour constater le trouble dénoncé. Celui-ci avait notamment relevé « l'existence de chants répétés de coqs, pouvant se cumuler à 18 reprises sur une période de 2 minutes », lesquels étaient « audibles depuis l'intérieur de la villa, fenêtres et volets fermés ». Il avait également constaté, depuis l'extérieur de la maison, « un niveau sonore sans bruit notable de 37,9 décibels à 4h45, puis, à 6h, un niveau sonore de 56,6 décibels lors d'un épisode de chants ». On peut ainsi remarquer que les propriétaires avaient pris leurs précautions avant de s’adresser au juge. Sur un plan purement juridique, ils avaient également veillé à mobiliser les articles R. 1336-5 et suivants du code de la santé publique selon lesquels « Aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l'homme, dans un lieu public ou privé, qu'une personne en soit elle-même à l'origine ou que ce soit par l'intermédiaire d'une personne, d'une chose dont elle a la garde ou d'un animal placé sous sa responsabilité ». Ils faisaient en particulier observer que le bruit provoqué par les coqs dépassait de 20 décibels la limite fixée par l’article R. 1336-7 ainsi que l’avait mentionné l’huissier instrumentaire. Apparemment, les demandeurs avaient donc mis toutes les chances de leur côté et l’on pouvait penser que leur combat ne serait pas vain. Tel ne fut pourtant pas le cas.

4. Il semble que, dans sa décision, la Cour de cassation, comme les juges du fond d’ailleurs, ait été déterminée par une contradiction des demandeurs dans leur démonstration puisqu’ils se plaignaient d’être réveillés dans leur sommeil par les coqs, mais n’établissaient en revanche un excès de bruit qu’à l’extérieur de leur demeure. Certes, l’huissier avait bien noté que les chants du coq étaient audibles dans l’habitation elle-même, mais il ne relevait pas en ce lieu leur caractère excessif. Sans doute les demandeurs étaient-ils réveillés par les chants des coqs de leurs voisins, mais ces chants ne constituaient pas, à l’intérieur de l’habitation, un trouble anormal de voisinage. Quant au dépassement des valeurs prévues par l’article R. 1336-7 du code de la santé publique, la Cour estime qu’il ne pouvait être établi par une mesure unique du bruit résultant des chants des coqs comparé au bruit résiduel habituellement constaté. Là encore, les demandeurs échouent dans la preuve qui leur incombait. Sur ce dernier point, la solution peut paraître sévère. On indiquera cependant que les demandeurs avaient déposé plainte au pénal sur le fondement de la contravention aux articles R.1336-5 et suivants et que cette plainte avait été classée sans suite par le procureur. Même si une telle décision n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée, il est probable qu’elle a pesé sur la décision des juges civils.

5. Quoi qu’il en soit, la solution retenue peut paraître globalement rigoureuse pour les demandeurs. En particulier, il demeure un point sur lequel on peut s’interroger. Dans cette espèce, en effet, il n’est pas contesté que les chants des coqs dépassaient en intensité ce qui est autorisé par l’article R. 1336-7 sinon dans l’habitation, au moins dans le jardin des plaignants. Or, ainsi que le relevait le pourvoi, les propriétaires sont en droit de pouvoir jouir pleinement de « l'extérieur de leur propriété sans être exposés, de manière continue, à des nuisances sonores excessives et de dormir en été avec les fenêtres ouvertes ». Et l’huissier avait bien relevé que, si les coqs étaient plus volubiles à l’aube, on pouvait néanmoins entendre leurs cris tout au long de la journée, simplement plus espacés. Or, la Cour ne répond pas vraiment sur ce point. Sa position peut néanmoins aisément s’expliquer. D’abord, il faut rappeler que la Haute juridiction a affirmé depuis longtemps l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage par rapport au respect de la réglementation éventuellement applicable. Il est notamment de jurisprudence constante que « le respect des dispositions légales n’exclut pas l’existence éventuelle de troubles excédents les inconvénients normaux de voisinage » (Civ. 3e 12 octobre 2005, n° 03-19-759, RDI 2005, 459, note P. Malinvaud). Il faut donc admettre que, si le respect de la réglementation applicable ne met pas à l’abri d’une condamnation pour trouble anormal de voisinage, à l’inverse, sa violation ne saurait constituer en soi un tel trouble, même si elle peut en être un indice fort.

6. Surtout, la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que, « en l'état de ces énonciations et appréciations, la cour d’appel en a souverainement déduit que les demandeurs ne justifiaient pas d'un trouble anormal du voisinage et a, ainsi, légalement justifié sa décision ». Pour l’appréciation du caractère anormal du trouble, qui était en l’occurrence au centre du litige, la Haute juridiction se réfugie donc derrière le pouvoir souverain des juges du fond. La jurisprudence dominante est en effet en ce sens. Selon la Cour de cassation, « les juges du fond apprécient souverainement en fonction des circonstances de temps et de lieu la limite de la normalité des troubles de voisinage » (Civ. 3e 3 novembre 1977, n° 76-11.047, D. 1978, 434, note F. Caballero). On trouve bien quelques arrêts en sens contraire, et notamment un précédent relatif lui aussi au chant des gallinacés, mais la Cour y sanctionnait les juges du fond parce qu’ils s’étaient déterminés par des considérations générales étrangères à l’espèce (Civ. 2e 18 juin 1997, n° 95-20.652 ; cf. aussi Civ. 3e 6 juillet 1988, n° 86-18.626, G.P. 1989, 1, Somm. 168, obs. S. Piedelièvre). C’est dire que, dans l’affaire sous examen, les chances des demandeurs d’obtenir satisfaction étaient très minces. C’est dire aussi que les hauts magistrats, qui considèrent sans doute à juste titre que les juges du fond sont les mieux placés pour trancher ce genre de litiges, entendent ne pas être dérangés pour des causes mineures. De minimis non curat praetor ! On exprimera pourtant ici un regret. Cette auto-limitation du juge du droit l’a conduit en l’espèce à ne pas prendre en considération des éléments pourtant essentiels dans ce genre de litiges : d’abord le caractère rural ou urbain du lieu de la contestation, ensuite l’affectation antérieure des parcelles litigieuses. Que l’on se rassure néanmoins. Les juges du fond avaient en l’occurrence bien pris en compte le caractère rural de la localité où le différend s’était produit, ce qui explique très largement la rigueur probatoire dont ils ont fait preuve à l’égard des demandeurs. Ils tempèrent toutefois leur propos en rappelant que « le contexte rural (...) ne saurait permettre à un propriétaire d'imposer à ses voisins des nuisances sonores excédant les inconvénients normaux du voisinage ». En somme, et c’est rassurant, la théorie des troubles anormaux de voisinage s’applique aussi à la campagne, même si l’appréciation de l’anormalité du trouble doit toujours être contextualisée. On sait en effet que, aujourd’hui, c’est souvent dans ce contexte agreste que se déroulent de nombreux litiges entre entre néo-ruraux et paysans. C’est ce qui explique que le législateur ait entendu intervenir récemment sur ce point.

7. Nous nous étions fait l’écho de cette nouvelle velléité législative dans la dernière livraison de cette chronique et nous y renvoyons aujourd’hui le lecteur. Il faut cependant signaler que, entre-temps, ce texte a été définitivement adopté par le Parlement et promulgué par le Président de la République (Loi n° 2024-346 du 15 avril 2024, JO 16 avril 2024). Cette loi crée, dans le sous-titre du code civil sur la responsabilité extracontractuelle, un chapitre IV, dont l’article 1253 précise que « Le propriétaire, le locataire, l'occupant sans titre, le bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d'ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l'origine d'un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ». Le nouveau texte légal consacre ainsi la théorie prétorienne des troubles anormaux de voisinage et, comme le juge depuis 2018, la fonde sur la responsabilité civile sans faute (pour une critique de ce choix, N. Reboul-Maupin, Une responsabilité pour troubles anormaux de voisinage insérée dans le code civil : le droit des biens sacrifié sur l’autel de la responsabilité civile, D. 2024, p. 65). Il ajoute surtout un second alinéa à l’article selon lequel « Sous réserve de l’article L.311-1-1 du code rural et de la pêche maritime, cette responsabilité n'est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d'activités, quelle qu'en soit la nature, existant antérieurement à l'acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d'acte, à la date d'entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s'être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine d'une aggravation du trouble anormal ». Par cette adjonction, il conforte la théorie traditionnelle de la préoccupation, sans que l’on sache très bien d’ailleurs s’il s’agit de la préoccupation individuelle ou collective (P. Pierre, Troubles anormaux de voisinage : le chant du coq Maurice agite de nouveau le Palais Bourbon, RCA janvier 2024, alerte 1). Dans la foulée, le texte abroge l’article L.113-8 du code de la construction devenu inutile en raison du nouvel alinéa 2 de l’article 1253 du code civil. En revanche, il ajoute au code rural et de la pêche maritime un article L.311-1-1 pour exonérer de sa responsabilité l’agriculteur qui modifierait les conditions d’exercice de son activité. Il conviendra cependant que cette modification ne soit pas contraire aux règlements (quid de l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage ?) ni à l’origine d’une aggravation des troubles existants. Il s’est donc principalement agi pour le législateur de répondre à la nécessité de mieux protéger les territoires ruraux qui sont aujourd’hui particulièrement confrontés aux conflits de voisinage.

8. Pour conclure, on constatera que, d’une certaine façon, l’arrêt commenté n’est qu’une anticipation de la loi nouvelle en faveur des habitants des campagnes et de tous ceux qui la peuplent. On a pu reprocher à ce texte de fleurer bon la campagne… électorale (L. Bloch, Trouble anormal de voisinage : du coq Maurice aux dark stores, article 1153 nouveau du code civil, RCA mai 2024, repère 5). Ce n’est sans doute pas faux. Mais, pour leur part, les protecteurs des animaux ne pourront que se réjouir de la sollicitude dont fait une nouvelle fois preuve, peut-être à son corps défendant, le législateur contemporain à l’égard de nos amis les bêtes. En tout cas, les congénères de feu le coq Maurice pourront continuer à chanter.

     

    RSDA 1-2024

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